« [Des] Aspects de la société capitaliste qui
confèrent un avantage permanent et écrasant à la bourgeoisie dans la
compétition pour influencer le gouvernement. [...]
Notre système n’est pas une dictature cachée.
Néanmoins, la lutte politique entre la bourgeoisie et les forces populaires
pour influencer la politique de l’Etat se mène à armes très inégales. Et aucune
réforme du système politique qui laisse en place le système capitaliste ne
pourra pas changer cette donnée fondamentale.
La première source de l’inégalité des moyens d’influence
est la propriété privée des moyens de production et de distribution, qui se
trouvent entre les mains de la bourgeoisie. Dans une économie capitaliste, ce
sont les membres de cette classe qui prennent les décisions concernant les
investissements et la production et la distribution des biens et des services.
Quelle serait la réaction du milieu des affaires à un gouvernement qui ose
remettre en cause l’orthodoxie néo-libérale ou tout autre intérêt que ce milieu
considère vital ? Il y aurait une diminution des investissements, une fuite
de capital, une vague de délocalisations des entreprises. Et ces actions ne
seraient nécessairement même pas concertées. Ce sont les réactions spontanées
des possédants aux menaces à leurs capitaux et à leurs profits.
De cette manière, la bourgeoisie tient la santé de
l’économie et des finances publiques entre ses mains. C’est la source
d’immense influence politique. Tout gouvernement, à moins qu’il ne décide
de nationaliser l’économie, est obligé à chercher la confiance du monde des
affaires. Mais il peut bien se passer de la confiance des forces populaires,
comme le montrent les années du gouvernement Charest [Jean Charest, premier
ministre du Québec].
À cet immense pouvoir économique de la bourgeoisie, il
faut ajouter celui de ses nombreux alliés internationaux. Il s’agit des
investisseurs étrangers, des institutions financières internationales, comme le
FMI et la Banque mondiale, et des gouvernements étrangers. Tout gouvernement
qui oserait porter atteinte aux intérêts importants de la bourgeoisie se
retrouverait sous la lourde pression économique, politique, même militaire, de
ses acteurs extérieurs. Les forces populaires ne peuvent, malheureusement,
compter sur une solidarité internationale comparable.
Un autre immense avantage politique de la bourgeoisie
est son contrôle des moyens de production et de diffusion des idées. Marx et
Engels ont affirmé il y a 150 ans qu’à toutes les époques les idées dominantes
sont celles de la classe qui domine économiquement. La classe qui possède les
moyens de production matérielle contrôle aussi les moyens de production et de
diffusion des idées. Au Québec et au Canada, comme dans le reste du monde
capitaliste, les médias de masse, à quelques exceptions près, sont la propriété
de grandes corporations. Celles-ci sont naturellement d’orientation
conservatrice, ou, au mieux, libérale.
Cela n’est pas un complot. C’est la conséquence
de la concentration de capital, qui est une tendance fondamentale du
capitalisme : l’énorme capital nécessaire aujourd’hui pour acheter ou fonder un
journal de masse ou un canal de télévision est tout simplement hors de la
portée des forces populaires. Et aux médias de masse comme outil de domination
idéologique, on peut ajouter les maintes boîtes à pensées et les agences de
relations publiques financées par les membres de la bourgeoisie, son armée
d’idéologues diplômés directement ou indirectement à leur solde, le système
d’éducation, et très souvent aussi les institutions religieuses.
Ces moyens de domination idéologiques
confèrent à la bourgeoisie une capacité inégalée d’influencer l’opinion
publique. Un gouvernement qui ose porter atteinte à ses
intérêts importants se verrait l’objet d’une campagne médiatique accablante.
Pour résumer ce premier groupe d’arguments, je veux
citer un discours fait par le Premier ministre d’Italie en 1947. À la fin de la
guerre mondiale, avec la chute du régime fasciste en Italie, qui avait eu le
soutien enthousiaste de la bourgeoisie, son parti Démocrate chrétien (DC) a
cherché à s’appuyer sur les classes dites moyennes. Mais de Gasperi [Alcide de
Gasperi, 1881-1954, fondateur du DC] a vite compris que cela ne suffisait pas.
Son parti ne pouvait se passer de l’appui de la bourgeoisie. Je le cite :
« Il y a en
Italie un quatrième parti, en plus des Démocrates chrétiens, des Communistes,
et des Socialistes, un parti qui est capable de paralyser et de rendre futile
tout effort, en organisant le sabotage du prêt national, la fuite du capital,
l’inflation, et la diffusion de campagnes scandaleuses. L’expérience m’a appris
que l’Italie ne peut être gouvernée aujourd’hui à moins que nous n’amenions au
gouvernement, sous une forme ou autre, les représentants de ce quatrième parti,
qui dispose de la richesse de la nation et du pouvoir économique ».
Un deuxième groupe d’arguments concerne les avantages
dont jouit la bourgeoisie au sein même des institutions de l’État. L’État
démocratique a été formé principalement par et pour les forces bourgeoises,
même si le suffrage universel a été une concession à la pression du mouvement
ouvrier. Cet État s’est développé pour gouverner la société capitaliste. Il est
en fait l’expression politique de la société capitaliste. C’est un État
capitaliste, malgré sa forme démocratique.
En premier lieu, il s’agit de la sympathie spontanée
de l’administration publique, du judiciaire, de l’armée et de la police pour
les intérêts de la bourgeoisie. C’est le cas quelle que soit la couleur du
parti au pouvoir. Les hautes sphères, et très souvent aussi les intermédiaires,
de ces institutions étatiques, dont tout gouvernement dépend pour son
fonctionnement normal, partagent les mêmes orientations idéologiques que le
monde des affaires. Les hauts rangs notamment de ces institutions
appartiennent au même milieu social que la bourgeoisie. Et ils vont
résister, passivement ou activement, à toute mesure qui porte atteinte aux
intérêts de cette classe. Cette affinité idéologique donne aux membres de la
bourgeoisie un accès privilégié aux allées du pouvoir.
Lorsqu’on se rend compte du caractère fondamentalement
capitaliste de la démocratie libérale, il devient clair que ses défauts, qu’on
trouve à un degré ou autre dans tous les pays capitalistes, ne sont pas le
simple fruit du hasard et qu’ils ne peuvent pas être corrigés par du bricolage
réformateur. Au contraire, ils font partie intégrante du système politique.
Depuis l’avènement du suffrage universel au début du XXe siècle – réforme à
laquelle les Etats et les classes possédantes ont longtemps résisté avec
férocité – les gouvernants se trouvent affrontés à un problème compliqué :
comment gouverner pour la bourgeoisie, tout en soutenant l’illusion de
gouverner pour tout le peuple. Cette tâche est d’autant plus difficile de nos
jours, l’époque néolibérale, quand le progrès du capitalisme s’accompagne de la
régression de la situation des classes populaires.
À part les concessions de temps en temps pour contenir
la pression populaire, le moyen principal de la démocratie capitaliste pour
résoudre ce problème est de tenir les classes populaires à l’écart de la vie
politique. Pour les théoriciens libéraux de la démocratie, la faible
participation populaire à la vie politique est une chose peut-être regrettable,
mais fondamentalement normale, puisque, selon eux, la majorité des gens préfèrent
s’occuper de leur vie privée. Et de toute manière, le peuple n’a pas
l’expertise nécessaire pour s’orienter dans des questions complexes, loin de
son expérience quotidienne. Mieux laisser cela aux spécialistes de la classe
dite politique.
Mais selon l’analyse marxiste, la démocratie
capitaliste a été conçue pour marginaliser les classes populaires, cultiver
leur indifférence et l’ignorance des agissements de l’État. La manipulation et
le mensonge, l’absence de transparence, le secret d’Etat, le refus de prendre
des mesures sérieuses pour encourager la participation – bref, tout ce qu’on
appelle aujourd’hui le « déficit démocratique » – sont des traits inhérents de
la démocratie capitaliste.
Voici un exemple. Lorsque l’ancien Premier Ministre
Brian Mulroney a décidé de négocier le traité de libre-échange avec les
Etats-Unis, ce qu’il avait solennellement promis de ne pas faire lors de sa
campagne électorale, il a envoyé le mémorandum suivant à son cabinet : « Il est vraisemblable que plus le sujet sera
connu et débattu, plus l’appui que lui accorde le public ira en déclinant.
Cependant, un programme de communication correctement exécuté aura pour effet
probable d’induire chez la majorité des Canadiens une sorte de désintérêt
bienveillant pour le sujet. »
En fait, des pans entiers de notre système politique
jouent joue un rôle principalement symbolique pour faire croire au peuple que
l’Etat est neutre et défend l’intérêt commun. C’est le cas en grande partie,
par exemple, de la Commission des droits de la personne, qui est terriblement
sous-financée et qui manque le pouvoir de prendre des décisions exécutoires.
C’est aussi largement le cas de la Commission des normes de travail, appelée à
défendre les droits des salariés non-syndiqués. Et c’est également le cas de la
CSST (Commission de la santé et de la sécurité du travail) qui n’a ni les
ressources ni la volonté de forcer les patrons à respecter les normes de santé
et sécurité du travail. En fait, la plupart des agences établies formellement
pour réguler l’économie dans les intérêts de la population les régulent, de facto, dans les intérêts des
entreprises prétendument régulées. Mais leur existence et leurs interventions
de temps en temps en faveur des faibles et des démunis servent à maintenir
l’illusion d’un Etat de tout le peuple.
Il en va de même en grande partie pour le parlement
lui-même. Cette institution très en vue ne cesse de perdre du pouvoir en faveur
de l’exécutif, qui lui agit pour la plupart derrière les coulisses. Ce
glissement du pouvoir des législatifs vers les exécutifs est un phénomène
universel des Etats démocratiques depuis l’avènement du suffrage universel.
Mais, en plus, il y a des éléments importants de
l’Etat qui sont officiellement même hors du contrôle démocratique. Par
exemple, de la Banque nationale, qui joue un rôle très important dans la vie
économique du pays, est officiellement indépendante du gouvernement élu. Une
grande partie de ce que le gouvernement fait dans la sphère de la politique
extérieure est également soustraite au contrôle démocratique. Nos
parlementaires n’ont même pas été admis aux négociations de la ZLEA (Zone de
libre échange des Amériques – ALCA), tandis que des hommes d’affaires y étaient
présents. La décision d’envoyer nos troupes en Afghanistan n’a été ni débattue
ni entérinée par le parlement. Le contrôle démocratique des appareils de
violence – la police, la GRC (Gendarmerie royale du Canada), le SCIS (Service
canadien du renseignement de sécurité) – est également quasi inexistant. La GRC
en particulier, qui a été créée en 1919 en réponse à la radicalisation du
mouvement ouvrier, a souvent agi avec impunité en violation de la loi. Il va
sans le dire que ses actions illégales ont le plus souvent été dirigées contre
les forces populaires.
J’arrive enfin au troisième et dernier type
d’argument: l’analyse marxiste affirme que la démocratie capitaliste ne peut
tolérer la remise en cause du capitalisme. Et je parle ici de la remise en
cause légale et constitutionnelle du capitalisme. Si l’Etat était vraiment
démocratique, il devrait permettre la transition au socialisme, si cela
représente la volonté populaire. Mais cela n’est pas le cas. À ce sujet, on
peut reformuler la thèse marxiste de la manière suivante : la bourgeoisie
accepte l’incertitude inhérente à la démocratie tant que cette incertitude ne
touche que ses intérêts secondaires et que le système lui permet de défendre
ses intérêts jugés vitaux.
La bourgeoisie, au moins des pays riches, a appris au
cours du XXe siècle à vivre avec le risque de défaites politiques sur des
questions d’une importance secondaire parce qu’elle a compris que la démocratie
permet mieux que la dictature de légitimer sa domination économique. Les
dictatures rendent cette domination trop transparente et donc intolérable. Il
est connu que les luttes populaires contre les dictatures se transforment
facilement en lutte contre le capitalisme lui-même.
Mais si jamais les classes populaires arrivent à
surmonter tous les obstacles idéologiques et institutionnels et élisent un
gouvernement porteur d’un projet socialiste, à ce moment la bourgeoisie
renoncerait à la démocratie et à la légalité constitutionnelle pour embrasser
le sabotage et la violence. Et en faisant cela, elle aura l’appui des hautes
sphères des appareils de violence (l’armée et la police), de la fonction
publique, du judiciaire, des grands médias, de la plupart des intellectuels. Et
si ces forces domestiques ne suffisent pas, elle pourra compter sur l’appui de
forces économiques, diplomatiques et militaires venant de l’étranger.
L’histoire confirme la justesse de cette thèse. On
peut mentionner, entre autres, l’Espagne en 1936-9, le Chili en 1970-1973, le Nicaragua
durant les années 1980, le Venezuela aujourd’hui. On citerait également le cas
de la Russie de 1918-1921, mais cela prendrait plus d’explication.
Voilà donc très brièvement l’analyse marxiste de notre
démocratie. L’approche dialectique, qui aborde l’Etat comme partie intégrante
de la totalité des rapports qui constituent la société, permet de comprendre
comment le système capitaliste, sans supprimer les libertés politiques, arrive
à transformer la démocratie en outil de domination de la minorité
bourgeoise. »
-David Mandel, professeur titulaire au département de
science politique de l’l’Université du Québec (Montréal), conférence "Le marxisme et les sciences sociales", le 1er novembre 2006 à l’Université du
Québec.
Post-scriptum : La conclusion logique que devrait tirer l’auteur est que l’appellation de « démocratie » est de trop pour qualifier les Etats capitalistes… Ce n’est pas le peuple qui exerce le pouvoir, mais des élus dont la classe dominante oriente la sélection par sa maîtrise du financement des partis politiques, de la presse de masse, etc.
Et si l'auteur manquait le point le plus important ? Si le problème n'était pas tant le fait que des gens élus exercent le pouvoir mais le fait qu'ils ne représentent pas de facto leur "circonscription" (canton, département, état, appelez ça comme vous voudrez). Quand au voit aujourd'hui qu'en France, un député peut-être élu sur simple recommandation de Macron dans des départements où il n'a aucune attache, je vois mal comment il pourrait représenter les gens là-bas vu qu'il ne les connaît même pas !
RépondreSupprimerDès lors, le problème ne serait pas un problème de "bourgeoisie" mais un problèmes de déconnexion. Il faudrait que les représentants émanent de leur circonscription, i.e qu'ils soient des notables intégrés à leur population. Exemple : le maire de Toulouse. De centre-droite orienté droite, il se fait élire et réélire dans une ville à gauche toute dans les élections nationales. Pourquoi ? Parce que c'est un notable intégré (donc un peu clientéliste pour sa ville, c'est logique). Il cherche à faire le bien de sa ville et de ses concitoyens en étant bien considérés par eux (prestige).
Si on avait des gens comme ça un peu partout, et entre autres à l'Assemblée, les gens se sentiraient mieux représentés. Et ils gouverneraient vraiment par procuration, d'où la démocratie. Donc, la véritable question c'est "Comment se débrouiller pour que les représentants ne soient pas hors-sol ? Comment affaiblir la discipline de parti et l'influence des partis d'en haut ?"