Dans l’avant-propos, le journaliste Mikaël Faujour, un
des deux traducteurs du livre avec l’essayiste Pierre Madelin, considère que le
voca bulaire et les idées décoloniales ont débordé le cadre confidentiel du PIR
pour essaimer « dans un champ politique
assez large, allant de l’anarchisme à la social-démocratie bon teint »,
avec comme point de bascule notable l’année 2019 où LFI est devenue une « caisse de résonnance des idées décoloniales
».
[…] Critique de
la raison décoloniale prend place sur le continent américain. Avec cette
idée, corroborée par la dynamique de la French
Theory, que les idées (politiques et philosophiques) n’ont jamais autant
circulé entre l’Europe et les Amériques –subissant autant d’appropriations et
de métabolisations en fonction de l’histoire des territoires sur lesquels elles
atterrissent. Les Éditions L’échappée nous offrent ici un ensemble de six
textes produits par des auteurs inscrits « dans
une tradition marxiste latino-américaine ouverte sur les questions culturelles
», textes dans lesquels sont analysés et critiqués les travaux de théoriciens
décoloniaux issus de la même aire géographique. Bref, cette étude est affaire
de Latinos ; à ce détail près que les apôtres de la décolonialité ont, eux,
leur pupitre bien ancré dans les facultés nord-américaines. Un détail qui n’en
est pas un puisqu’il permet de comprendre le rayonnement de leur pensée –
jusque sous nos latitudes.
La genèse du moment décolonial latino éclot à la fin
des années 1990 au sein du groupe « Modernité/Colonialité ». À l’origine, on
trouve quelques figures savantes peu connues en France : le sociologue péruvien
Aníbal Quijano (1928 2018), le philosophe argentin Enrique Dussel (1934-2023),
le sémiologue argentin Walter Mignolo (né en 1941), bientôt suivis par le
sociologue américain d’origine portoricaine Ramón Grosfoguel (né en 1956) ou
encore le philosophe colombien Santiago Castro Gómez (né en 1958).
Après l’anticolonialisme et le postcolonialisme, le
décolonialisme est cette étape qui entend dévoiler comment l’eurocentrisme
maintient de manière toujours active et pernicieuse les schémas de domination
issus des périodes coloniales. L’an 1492 marquerait cette date pivot où les
rets d’un capitalisme « racial » se diffuseraient et saigneraient le monde.
Asservis et acculturés, les peuples indigènes y seraient sacrifiés sur l’autel
de la modernité occidentale. Les décoloniaux en sont persuadés : la fin «
officielle » du colonialisme via les processus d’indépendance n’a rien changé
au fait que les structures d’exploitation raciale mises en place à la fin du
XVe siècle seraient toujours d’actualité sous la forme de « schèmes de
domination voilés ». À titre d’exemple : la rationalité promue depuis le siècle
des Lumières serait ce rouleau compresseur qui continuerait à écraser les
mythes et cosmogonies indiennes.
Voilà tracés à gros traits l’arc théorique de la
croisade décoloniale. Logique d’affrontement entre deux blocs homogènes (et
combien caricaturés) : l’empire de la blanchité, cynique et surarmé, versus un
archipel indigène, figure victimaire qu’il s’agirait de « réarmer » (le mot est
à la mode) afin qu’elle ait la capacité de renouer avec sa nature première,
sorte de pureté originelle d’avant la spoliation et la contamination
cartésienne. Pour ce faire, il s’agirait de retourner le stigmate discriminant
et d’en faire un étendard revendicatif. Noir ou Indien et fiers de l’être.
Pourquoi pas ? Évidemment même ! Renouer avec un
minimum de dignité et d’amour-propre, retrouver, à travers des siècles
d’oppression, le fil généalogique de ses ancêtres parqués, déplacés ou
exterminés, on ne saurait critiquer pareille démarche face à l’acharnement
raciste ourdi à longueur de journée par les bateleurs de la furie médiatique et
des combinaisons politicardes.
Le risque, cependant, est de s’y cantonner et,
paradoxalement, de singer les mécanismes réducteurs du racisme (innocence
originelle du colonisé versus malignité consanguine du colonisateur) au nom de
la lutte contre ce dernier. Récupéré par les théoriciens de la décolonialité,
le sociologue Pierre Gaussens et la chercheuse Gaya Makaran, tous deux
travaillant au Mexique, entendent réinscrire le legs de Frantz Fanon dans une
visée universaliste : « Fanon établit le
diagnostic suivant : les efforts du colonisé pour “récupérer” sa propre
histoire, sa propre culture, sa spécificité, son langage, etc., sont une étape
nécessaire dans sa lutte personnelle et collective pour la dignité et contre la
négation et l’infériorisation qui lui ont été imposées par le colonisateur.
Mais cette étape est insuffisante, et peut même devenir dangereuse si elle
n’est pas suivie d’un dépassement de l’essentialisation ainsi que du sentiment
de revanche et de supériorité ancrés dans la particularité raciale/ethnique.
» Mieux : « Quand Fanon déclare : “Ma peau noire n’est pas dépositaire de
valeurs spécifiques”, il refuse d’être arrimé à un collectif abstrait – qu’il
s’agisse du “peuple noir” des “personnes noires” ou de la “culture noire” – car
celui-ci ne serait encore une fois rien d’autre qu’une reproduction de
l’empreinte coloniale, la réitération stérile des stéréotypes blancs sur le
Noir, une caricature de ce qui caractérise “en propre” le “Noir”, construite
par opposition au colonisateur sans pour autant cesser de se rapporter à lui. »
Gaussens et Makaran n’y vont pas de main morte,
qualifiant la « ventriloquie » décoloniale de « piraterie intellectuelle qui
non seulement tend à domestiquer voire à effacer des projets politiques
rebelles et émancipateurs, mais qui a également été activement complice de
formes de domination ». C’est que bien installés dans leur mandarinat
nord-américain, les pontifes de la décolonialité cultivent ce paradoxe : tout
en dénonçant l’impérialisme de la pensée européenne et un « occidentalisme »
fourre-tout, la reconnaissance de leurs pairs, notamment européens, est pour
eux gage de réussite. Pire : c’est avec les outils de la rationalité issue des
Lumières qu’ils fourguent, à la manière de Ramón Grosfogue, dans un même sac
d’opprobre la pensée de Descartes, Hegel et Marx, de « purs représentants de
l’eurocentrisme », avec comme fixette cette idée que l’universalisme abstrait –soit la base théorique et extensive d’un « système-monde » mis en place par les
Blancs– ne pouvait qu’accoucher d’un « racisme épistémique ». Ce n’est plus
l’Histoire avec un grand « H » mais l’Histoire à coups de hache, l’incessante
refonte d’un empire du mal où le chaudron décolonial dissout dans la même
mélasse racialisatrice les perspectives émancipatrices socialistes du XIXe
siècle et son ennemi de toujours : la bourgeoisie libérale ! Quelle que soit
leur chapelle politique, les penseurs européens sont en vrac accusés d’avoir
participé à « oblitérer les savoirs du monde non occidental ».
De tels raccourcis historico-philosophiques sont
dommageables à plus d’un titre. D’abord parce qu’effectivement, il y a une
vraie critique de fond à mener contre « l’abstraction capitaliste » et la
logique de mise en coupe réglée du réel : comment toute pensée relevant de
l’ordre du sensible a été noyée dans « les eaux glacées du calcul égoïste »
afin de permettre au capitalisme industriel d’étendre toujours plus loin son
empire de dépossession et de saccage. Les ravages –environnementaux et humains– auxquels nous assistons aujourd’hui n’ont été possibles que grâce à la
contagion planétaire de ce cynisme chiffré.
Ce qu’oublient juste les décoloniaux, c’est que tout a
d’abord commencé sur les terres mêmes de la Vieille Europe. La première des
colonisations est celle qui a laminé la classe paysanne, éradiqué ses langues,
ses savoirs et sa capacité à l’autosubsistance. Et là, pas besoin d’un
quelconque recours au prétexte de la « race » puisque la sinistre affaire se
passait entre « Blancs ». Une analyse finement questionnée à son époque par
l’ethnologue Pierre Clastres (1934 1977) lorsqu’il se demandait : « Ne serait-ce
point au contraire parce que la civilisation occidentale est ethnocidaire
d’abord à l’intérieur d’elle-même qu’elle peut l’être contre les autres
formations culturelles ? ».
De ces prémices découle un second fait tout aussi
capital : la justification raciste de l’esclavage et des massacres des peuples
indigènes est intervenue après leur sinistre mise en exécution. C’est qu’il a
fallu tout un étayage théorique, théologique ou pseudo-scientifique, pour
justifier l’injustifiable. La stratification de l’humanité en « races
supérieures » et « races inférieures » n’est pas ce délire qui fournit un
quelconque carburant originel aux expansions coloniales ; elle vise à les
rendre, dans un second temps, acceptables, et à justifier leur maintien et leur
renforcement.
Dans un chapitre passionnant où l’auteure revient sur
ses propres errements dans le champ décolonial, l’enseignante et militante
argentine Andrea Barriga revisite d’un œil critique la production d’Aníbal
Quijano, anciennement professeur à l'Université d'État de New York à Binghamton
et concepteur de la « colonialité du pouvoir ». Barriga reproche à Quijano sa
façon « très biaisée » de faire de l’histoire, d’être animé par une « vision
positiviste selon laquelle l’histoire s’est produite d’une certaine manière et
n’aurait pu être différente ». Elle tacle ainsi son aîné : « Par ailleurs,
lorsqu’il s’agit de décrire ce que recouvre la notion de race, Quijano expose
deux conceptions différentes, qui appartiennent à deux époques historiques distinctes.
La signification biologique de cette notion est nettement postérieure à 1492,
car elle n’apparaît qu’à partir des Lumières, et il faudra attendre le XIXe
siècle pour qu’elle devienne relativement centrale dans les sciences humaines
et sociales, qui étaient alors en pleine éclosion. » Et de rappeler quelques
pages plus loin : « Nous devons garder à l’esprit que le racialisme est un
outil de justification qui est apparu après la domination et non avant. »
Si cette chronologie rectifiée n’adoucit en rien le sort
des peuples indigènes, elle remet juste les pendules à l’heure : le capitalisme
n’a pas besoin d’être « racial » pour exporter sa férocité au-delà des océans.
Sa nature fondamentalement exploiteuse et accumulative suffit. Et ce quelle que
soit la couleur de ses victimes.
On sait depuis plusieurs années maintenant qu’une des
caractéristiques des études postmodernes se niche dans leur capacité à
sur-jouer la posture morale et à produire du concept à foison –preuve pour le
professeur de philosophie Rodrigo Castro Orellana de la « faiblesse d’une
argumentation ». Aussi à l’aise dans l’inflation de micro-récits que de
métarécits simplistes, le résultat de cette surenchère théorique ne cesse pas
de produire de nouvelles divisions dans le camp toujours plus dévasté des
exploités. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire