-Franz Mehring, Karl Marx. Histoire de sa vie,
Éditions Bartillat, 2009 (1918 pour la première édition allemande ; Éditions
sociales 1983 pour la première traduction française), 622 pages, p.59.
***
Les Manuscrits
de 1844 constituent un ensemble de brouillon dans lesquels le jeune Marx
œuvre à la mise en relation de deux ensembles d’idées hétérogène : la philosophie
allemande post-hégélienne, à partir de laquelle il s’est formé jusqu’au niveau
doctoral, et l’économie politique anglaise, à laquelle il va consacrer une
immense part de son travail intellectuel des quatre décennies suivantes.
Marx adresse une critique à la science économique de
son époque. L’économie politique prend comme une donnée initiale la propriété
privée ; elle ne l’explique pas ; elle se contente de la présupposer pour ses raisonnements. Ce
faisant, les économistes procèdent à une éternisation
des institutions de la société bourgeoise moderne (dont La Question juive indiquait déjà qu’elle
était parvenue à sa maturation historique avec la révolution française).
L’économie que critique Marx est, à son insu, apologétique ; elle naturalise
les institutions existantes. La philosophie de l’histoire hégélienne avait au
contraire amené à concevoir les catégories comme le produit d’une histoire de l’esprit. Avec Feuerbach,
Marx opère une naturalisation de l’hégélianisme : il faut chercher la génèse des idées dans l’activité historique et pratique des
hommes. La propriété privée doit être située comme un moment du processus historique.
Pour expliquer l’institution
sociale de la propriété, Marx développe une théorie du travail aliéné. Plutôt que d’être une donnée originelle, la
propriété doit être la résultante d’une activité sociale humaine. Pour
comprendre comment le travail peut s’aliéner dans la propriété privée, il faut
d’abord élucider la notion d’aliénation que développe Marx.
Si le concept d’aliénation existe chez Hegel,
notamment sous la forme métaphysique d’une objectivation de l’Esprit dans la
réalité naturelle, l’usage quant fait Marx remonte plutôt à Feuerbach. Et même,
plus exactement, à l’extension de la théorie de l’aliénation feuerbachienne qu’a donné un autre hégélien de gauche, lui aussi juif et socialiste, Moses Hess.
Nous allons donc d’abord présenter la théorie de
l’aliénation de Hess, avant de voir si Marx l’admettait de façon identique. Il
est en tout cas certain que la philosophie sociale de Hess est une influence
majeure pour le jeune Marx.
Selon Hess, l’idéalisme allemand, depuis la doctrine
du moi chez Fichte, constitue un développement à partir de la base éthique de
la philosophie de Spinoza. La philosophie idéaliste a reconnu dans l’activité de la conscience le trait décisif de l’existence
humaine. De même que l’être était effort, conatus chez Spinoza ; de même l’esprit constitue dans une dynamique d’auto-affirmation. L’hégélianisme
marque une mondanisation et une historicisation de l’idéalisme subjectif. Alors
que le « moi » cartésien était une entité désincarnée et absente du
monde (pensée se pensant elle-même, attribution à l’homme de la définition
aristotélicienne de Dieu), le « moi » de l’idéalisme allemand devient
historique et productif, toujours incarné dans des contextes particuliers.
L’humain est donc redéfini comme un esprit créateur.
Chez Hegel, l’activité fondamentale de l’être humain s’objective dans ses
produits par la médiation du travail. Le concept d’aliénation n’a pas encore
de signification négative chez Hegel : l’aliénation de l’activité dans
la production est un moment de la réalisation de l’Esprit absolu.
(Notons que dans La Sainte Famille –publiée en 1845-, Marx
et Engels caractérise la philosophie de Hegel comme une synthèse de Spinoza et de Fichte. Schématiquement : la
synthèse d’un objectivisme déterministe
et d’un subjectivisme créateur. La
force de la pensée de Marx est de concevoir une anthropologie occupant un juste milieu entre passivité et
activité, détermination et création. En l’absence de cette dialectique, on retombe ou bien sur un sujet totalement libre
car désincarné, une conception idéaliste excluant les sciences sociales –par exemple
l’existentialisme de Sartre ; ou bien, dans le pôle opposé, sur une
sociologie ultra-déterministe (fonctionnalisme, structuralisme…) –mais alors c’est
le changement historique qui devient inexplicable…).
La primauté de l’activité humaine sur ses créations ne
commence à prendre un sens critique que chez Feuerbach, bien qu’il n’utilise le
terme d’aliénation qu’avec parcimonie. Hess admet la critique feuerbachienne de la religion comme aliénation dans une représentation imaginaire de la puissance propre de l’Homme. Dans la croyance religieuse, la puissance de
l’Homme apparaît sous une forme mystifiée.
Cependant, Hess opère un dépassement de Feuerbach sur
plusieurs points.
Là où Feuerbach tendait à concevoir l’Homme comme une
réalité naturelle passive et immuable, Hess (avant le Marx des Thèses sur Feuerbach)
« hégélianise » Feuerbach en soulignant en l'Homme son historicité et sa socialité.
L’essence de l’Homme est conçue par lui comme un ensemble de puissances ne pouvant s’activer que par la médiation
du collectif. Hess affirme que l’activité du sujet ne peut se réaliser
que par la médiation de la reconnaissance et de la coopération avec autrui.
La religion est un obstacle à l’émancipation humaine car elle attribue la
reconnaissance à un être fictif, entraînant une séparation des hommes entre eux. L’humanisme radical implique
donc l’athéisme.
Ensuite, le ton de sa critique de la religion est
beaucoup plus âpre que chez Feuerbach. La religion est une aliénation parce qu’elle
entraîne une perte de la puissance d’association nécessaire à la réalisation de
soi. Elle est un principe de passivité et d’égoïsme. Dans l’activité
religieuse, l’Homme demande à Dieu de satisfaire ses désirs. Le croyant
cherche à assouvir son égoïsme par un moyen imaginaire, alors que son
épanouissement réel impliquerait une activité
commune avec l’humanité réelle. L’aliénation est donc conçue comme un processus de séparation de l’humanité
d’avec elle-même, de démembrement de sa
puissance.
(Bien qu’il n’y ait pas de concept explicite
d’aliénation chez Spinoza, le philosophe marxiste Denis Collin estime qu’elle
peut s’exprimer en terme de négation de l’ « utile propre ». L’individu aliéné est un individu dont
la situation fait obstacle à sa propre réalisation, au développement de sa puissance d'agir, donc de sa joie, etc.).
Enfin, une autre percée conceptuelle de Hess est son extension du champ des supports d’aliénation
possible (et il préfigure en cela les théories de Lukács et Guy Debord) :
De même que, dans la religion, l’individu se détourne
du genre humain pour chercher dans une entité imaginaire l’assouvissement de
ses désirs ; de même, dans la poursuite du profit, l’individu confère à
une institution humaine, à une abstraction (l’argent) la puissance pouvant lui
permettre de se réaliser. Cet égoïsme au principe du religieux se manifeste
à son tour dans l’avidité économique : « la soif d'être, la soif de subsister comme individualité déterminée,
comme moi limité, comme essence finie [...] mène à la soif d'avoir ».
Mais là encore, cette démarche est une mystification,
puisque cette puissance n’existe qu’au
niveau de la coopération sociale / reconnaissance
inter-personnelle. L’activité libre est une activité générique, une
rencontre avec autrui (le thème hégélien de la reconnaissance réciproque
n’est pas loin), une « réalisation
commune d'individualités différentes » (David Wittmann, "Les
sources du concept d'aliénation" in Emmanuel Renault (dir.), Lire les
Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006,
152 pages.).
(En termes simondoniens : le sujet ne se réalise
que par le transindividuel).
La richesse authentique relève non pas
d’une accumulation de choses mais d’un certain commerce des corps (« Hess interprète
les rapports interhumains dans les termes d'un « commerce » (Verkehr) qui
définit « l'essence réelle des individus, leur richesse réelle » (Jean-Christophe
Angaut, "Un Marx feuerbachien ?", in Emmanuel Renault (dir.), Lire
les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations",
2006, 152 pages).
Hess marque donc un tournant de l’hégélianisme de
gauche vers le socialisme et le communisme. La critique de la religion devient
une critique de la poursuite du profit, une critique des rapports sociaux
réellement existant, de la société capitaliste.
L’attachement à la propriété privée est conçu par Hess comme une fétichisation des produits de l’activité humaine, alors que c’est cette activité elle-même qui est la source de la valeur. Hess -ainsi qu’Adam Smith- amène Marx à considérer le travail comme la source de la richesse et de la propriété. Une fois le travail posé comme source de la richesse, l’étonnant devient alors : comme se fait-il que la société capitaliste multiplie la richesse productive, tout en séparant la société en deux classes antagonistes : des prolétaires qui ne possèdent pas, et des bourgeois qui possèdent sans travailler ? La solution de l’énigme, Marx la verra dans une théorie de l’exploitation de la force du travail salarié, qu’il pensera avoir démontré dans Le Capital. Hess disait déjà : de même que Dieu n'est rien d'autre que la somme idéale des qualités humaines, de même le capital n'est rien d'autre que le travail humain cristallisé. On peut donc faire de l'aliénation chez Hess un ancêtre du concept marxiste d'exploitation du salariat (et par suite du concept féministe d'exploitation du travail domestique).
Pour Hess, l’institution de la propriété privée et la
poursuite du profit constituent une aliénation bien plus radicale que la
religion. Elles entraînent un isolement entre les hommes (la propriété
privée étant exclusive). La séparation du
travail et des moyens de productions (captés par une minorité de
propriétaires) empêche la masse des prolétaires de mener une véritable
activité autonome, libre et
coopérative.
« Nous
sommes contraints de vendre sur le marché et d'aliéner notre propre être, notre
propre vie, notre libre activité vitale - afin de maintenir notre misérable
existence. Au prix de notre liberté personnelle, nous achetons
constamment notre existence individuelle. »
Le travail
aliéné n’exprime pas la personnalité et la créativité du travailleur, mais
entraîne une détermination externe de son agir (hétéronomie). De plus, la propriété privée
des produits du travail permet à une minorité de s’enrichir sans travailler.
Feuerbach est donc critiqué par Hess pour n’avoir pas
vu que l’aliénation religieuse n’est qu’une aliénation seconde, dérivée ;
une conséquence d’une aliénation plus
radicale qui est d’ordre économique.
« Hess suggère ainsi qu'il y a un primat de la pratique (marchande) sur
la théorie (chrétienne) et que la seconde ne fait que traduire ou exprimer la
première. » (Jean-Christophe Angaut, "Un Marx feuerbachien
?", in Emmanuel Renault (dir.), Lire les Manuscrits de 1844,
PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006, 152 pages, pp.53-54).
La religion ne pourra pas disparaître par
une simple critique d’ordre théorique ; elle est un
calmant pour des souffrances sociales qui ne peuvent être éliminées que par une
transformation politique et sociale :
« Le peuple, comme le disent les
Ecritures, doit travailler à la sueur de son front pour maintenir sa vie de
misère... Un tel peuple, nous le soutenons, a besoin de
religion : c'est une nécessité vitale pour son coeur brisé
autant que le gin l'est pour son estomac vide. Il n'y a pas d'ironie plus
cruelle que celle de ceux qui exigent de personnes totalement désespérées
qu'elles soient lucides et heureuses. Tant que vous n'aurez pas sorti le peuple
de son état de bête, laissez-lui la conscience - ou plutôt l'absence de
conscience - d'une bête. Tant que le peuple est accablé par l'esclavage
matériel et la pauvreté, il ne peut être libre en esprit... »
Pour Hess, comme pour Marx, la sortie de l’aliénation
économique passe par une organisation socialiste
de la production et un régime communiste
de la propriété. Au salariat doit succéder à l’avenir une organisation
démocratique et égalitaire du travail. Quant aux produits du travail, ils ne
doivent plus être l’objet d’une appropriation exclusive, mais circuler sous les formes de la propriété d’usage, à des biens communs ou des biens publics (de façon temporaire pour
ces derniers, Hess comme Marx étant in
fine favorable à une société sans Etat). La société communiste marquera
donc un progrès moral en tant qu’elle permettra une « jouissance de l’expression active de soi » (Franck Fischbach, " "Possession"
versus "expression". Marx, Hess et Fichte", in Emmanuel Renault
(dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations",
2006, 152 pages).
Revenons pour finir à Marx. Il est clair que les
thèses du jeune Marx sont très proches de Hess. Le concept d’aliénation joue un
rôle-clé dans la philosophie sociale des deux auteurs car : « [il] permet d'effectuer une traduction
spéculative allemande de l'un des thèmes obsédants de la littérature ouvrière
française : le thème de la dépossession -dépossession de l'activité de travail,
du savoir-faire dont elle s'accompagnait, voire de l'humanité même. Plus
précisément, en connectant une analyse de la dépossession objective de
l'essence humaine par des forces historiques et une description des formes de l'expérience
subjective de cette dépossession, il permet de faire converger la philosophie
critique de l'histoire des Jeunes-Hégéliens et la critique sociale concrète des
socialistes et des communistes de l'époque. » (Emmanuel Renault,
"Comment lire les Manuscrits de 1844 ?", dans Emmanuel Renault
(dir.), Lire les Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx
confrontations", 2006, 152 pages.p.23).
Pour parvenir à cette synthèse, Hess puis Marx vident le concept hégélien d’aliénation de sa dimension positive et nécessaire,
pour la transférer à un concept d’activité vitale : « L'astuce de
Marx est d'utiliser cette notion de « manifestation vitale »
(Lebensäusserung) et de la substituer au rôle positif que pouvait avoir
l'Entäusserung au sens spéculatif afin que cette dernière notion apparaisse
comme une notion essentiellement négative. » (David Wittmann, "Les
sources du concept d'aliénation" in Emmanuel Renault (dir.), Lire les
Manuscrits de 1844, PUF, coll. "Actuel Marx confrontations", 2006,
152 pages).
On peut indiquer comme différence que, là où Hess semble réduire les causes de l’aliénation à une manifestation d’égoïsme, Marx ne se prononce pas sur les bases affectives de l’investissement imaginaire sous ses formes aliénées. Il serait intéressant de chercher le prolongement de ce thème dans la théorie de l’imaginaire social implicitement présente dans des écrits sociologiques plus tardifs, dont Le dix-huit brumaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire