Ses critiques vigoureuses
et perspicaces de l'Eclectisme français et du transcendantalisme allemand,
qu'il combattit d'autant plus vivement qu'il en avait subi plus profondément
l'influence dans sa jeunesse [...]
C'est d'abord contre les
rationalismes allemand et français qu'il se fit antirationaliste ; et c'est
pour échapper à leur panthéisme commun qu'il se tourna vers la foi et la
tradition, comme vers les dépositaires d'un théisme solide et pur. Et cela
devait marquer [...] son fidéisme et son traditionnalisme. [...]
[Il occupe la première
place] parmi les protagonistes du platonisme chrétien au XIXe siècle."
(p.24)
"Quant, pour
répondre au célèbre Avertissement de Mgr de Trevern (1834), il
fit paraître en 1835 sa Philosophie du
christianisme, sur laquelle il fondait tant d'espérances, elle ne fut guère
parcourue que par des adversaires ou par des partisans, avides, les uns de s'y
scandaliser, les autres de s'y édifier, et les uns et les autres détournés par
leurs préventions d'y découvrir ce qu'elle contenait, l'ébauche d'une philosophie
nouvelle. Et quand enfin il se mit à publier cette philosophie dans des œuvres
définitives, l'heure propice était passée, et l'attention définitivement
détournée de lui. Ni sa Psychologie expérimentale, en 1839, ni
sa Philosophie morale, en 1842, n'obtinrent véritablement de fixer
les regards." (p.27)
"C'est à Platon,
révisé d'abord par saint Augustin, puis par lui-même, qu'il entendit demander
l'inspiration et les cadres de sa philosophie, quitte à remplir ces cadres avec
des doctrines nouvelles, appropriées aux besoins de ses contemporains,
c'est-à-dire des romantiques." (p.29)
"Il dit sans penser
qu'il tombe sous sa propre critique : "Si
la philosophie est comprise et enseignée comme une science, la doctrine partira
de l'idée de son objet, dont elle suivra le développement dynamique et naturel
; elle sera nécessairement une histoire, une génèse, une déduction exacte de ce
qui est renfermé dans l'idée". Il ne cesse de répéter que l'essentiel
est de dégager les "idées-mères" [...] Ou plutôt, d'assister à la
génération des choses. Car c'est là la "méthode naturelle", celle à
laquelle il veut se tenir, et qu'il appelle assez singulièrement "méthode
d'analyse". Elle consiste à montrer que le développement de l'idée sans y
intervenir ; si bien que la philosophie ne peut être qu'une
"monstration" sans démonstration. La "méthode rationnelle ou
artificielle", qu'il appelle "méthode de synthèse", est celle
qui consiste à abstraire des notions générales, puis à construire avec elles
l'univers, par voie de logique et de démonstration. C'est la méthode des
sciences, au sens empirique et universellement adopté du mot. Inutile de dire
qu'il n'en veut pas. Car "prouver
est le vice radical de l'homme. L'homme veut créer la science au lieu de la
voir. Laissez donc les choses se démontrer elles-mêmes"."
(pp.31-32)
"Le Moi [de Fichte],
l'Absolu [de Schelling], l'Idée antoévolutrice [de Hegel], ne sont aucunement
des idées, au sens originel, juste et platonicien, du mot. Ce ne sont
que des notions construites par la raison, donc de purs "êtres de
raison" et des "abstractions réalisées". L'erreur
initiale des transcendalistes explique le détail infini des erreurs dérivées où
ils ne pouvaient manquer de tomber." (p.32)
" [Bautain] se
tourne vers Platon, et pose tout d'abord avec lui comme évidentes deux
distinctions également capitales : celles du monde sensible et du monde
intelligible, et celle de la raison et de l'intelligence." (p.32)
"L'Écriture, nous
montrant dans les anges des intelligences pures. Car l'intelligence n'est pure
que chez ces esprits intuitifs, dont elle constitue toute la substance ; chez
nous elle n'est qu'une faculté." (note 3 p.32)
"Pour connaître le
monde sensible, nous avons nos sens, notre imagination et notre raison, toutes
facultés bornées au monde "phénoménique", et incapables de nous
donner accès au monde intelligible. Celui-ci ne peut être connu que par une
faculté nouvelle, essentiellement intuitive, par un "œil psychique",
qui est l'intelligence, la faculté contemplatrice des idées, et, en elles, des
idéaux objectives qui constituent le monde intelligible. Il n'y a pas de
commune mesure entre la raison et l'intelligence ; et celle-là est de toute
nécessité inférieure et subordonnée à celle-ci. Kant a définitivement démontré
qu'elle ne saurait sortir de la sphère du monde sensible. Platon, d'ailleurs,
l'avait dit avant lui, en limitant son efficacité à la connaissance empirique
du royaume des ombres. Tout ce que peut faire de mieux la raison, c'est de se
fabriquer des notions générales, avec lesquelles elle peut induire, déduire et
ratiociner. Mais le royaume des idées lui échappe, encore qu'elle arrive
parfois à en avoir "le pressentiment"."
(pp.32-33)
"Pas de science sans
idée qui lui engendre son objet intelligible, et qui lui fournisse ses principes.
[...] Les mathématiques en exigent quatre: l'idée de l'unité, génératrice des
nombres ; l'idée du point géométrique, générateur des lignes et des figures ;
l'idée de l'étendue intelligible, et l'idée du temps. [...] L'esthétique, la
morale et la logique sont fondées sur les idées du beau, du bien et du vrai. Et
enfin la métaphysique serait impossible [...] sans l'idée suressentielle de
l'Etre des êtres, de Dieu, de l'Infini : "L'idée de l'Etre est la postulée nécessaire de tous nos jugements... le
principe de toute science, comme l'Etre universel est le principe de toute
existence, comme le verbe être est le principe de toute langue"."
(p.34)
"D'où nous viennent
les idées ? Certainement pas de l'expérience des sens, tant qu'extérieurs
qu'intérieurs. Ni de leur expérience immédiate, ni de leur expérience élaborée
; car les idées ne sont pas des données sensibles, et, moins encore, des
notions abstraites des données sensibles. [...] L'abstraction est
impuissante à tirer de l'expérience ce qui n'y est pas : au surplus, elle ne
saurait nous fournir que des notions et non des idées. [...]
Les idées sont-elles donc acquises dans une existence antérieure, comme l'a cru
Platon ; et les penser reviendrait-il à s'en ressouvenir ? Non encore. La
préexistence des âmes n'est qu'un mythe ; et c'est dès ici-bas que nous sommes
en communication avec les idéaux que sont les objets intelligibles contemplés
dans les idées. [...]
Les idées sont donc innées ? Moins encore. Elles ne peuvent pas l'être au sens
cartésien du mot ; car nous les voyons naître et se développer en nous. Mais
quand et comment ?
Ici Bautain se détourne de Platon. [...] Toute âme porte en elle les germes des
idées, mais rien que ces germes. C'est ainsi que la mère porte en elle des
germes de vie, et rien de plus [sic]. De part et d'autre, les germes ne
sauraient évoluer sans une fécondation préalable. Toute idée s'acquiert donc
par fécondation [...] L'homme n'est jamais le père de ses idées, ni au
reste d'aucune de ses connaissances intuitives ; il ne peut en être à la lettre
que "la mère". Quel sera alors le principe fécondant ? Ce sera
l'objet à connaître. C'est l'objet visible qui est le père de la connaissance
sensible ; et c'est l'objet métaphysique qui est le père de la connaissance
intelligible. [...] De même donc que dans la vision (l'unique sensation
intellectuelle, au surplus) il faut l'oeil, l'objet visible, et la lumière qui
permet l'action fécondante de celui-ci sur celui-là ; de même, pour la vision
intelligible, il faut l'œil intellectuelle (l'intelligence n'est pas autre
chose, et il faut prendre ceci au pied de la lettre), l'objet intelligible, qui
est à portée, et enfin une lumière intelligible. [...]
Mais comment la lumière intelligible arrivera-t-elle à l'homme ? Uniquement
par révélation intérieure, soit immédiate, soit médiate. Uniquement donc par la
Parole de Dieu, par le Verbe. La révélation immédiate est réservée aux
prophètes et aux hommes de génie, c'est-à-dire aux inspirés. Aux autres,
c'est-à-dire à nous tous, il ne reste d'autre voie ouverte que celle de la
révélation médiate, de la Parole divine transmise par la parole humaine. Tant
qu'on ne lui parle pas, l'enfant ne saurait penser [sic] ; c'est la parole qui
éveille et féconde son intelligence. Mais la parole que le père adresse à son
fils, il l'a lui-même entendue de son père ; et ainsi de suite, jusqu'au
premier homme, qui, lui non plus, n'aurait pas pensé si on ne lui avait parlé.
Qui donc lui a parlé, sinon Dieu ? Qui lui a donné l'idée de l'Etre, sinon
l'Etre lui-même ? Ainsi, Dieu est à l'origine de toutes nos idées, qui toutes
[...] nous viennent par la tradition, par la triple tradition primitive,
mosaïque et chrétienne." (pp.35-38)
"Ce qu'il y a de
meilleur dans les croyances rationnelles, c'est ce qu'elles comportent de croyance
à leurs propres principes, aux principes dits rationnels. Or cela ne revient
pas à la raison. Car ces principes, avec lesquels la raison pense tout prouver,
elle ne saurait les prouver eux-mêmes. [...] Ils appartient à la sphère des
idées, qui échappe à la raison [...] Ce qui appartient en propre à la raison,
ce sont ses hypothèses, et ses raisonnements. Or d'une part les hypothèses sont
forcément inévidentes ; il faut bien les recevoir avant de les éprouver ; l'on
ne peut donc y croire légitimement que d'une croyance provisionnelle. Quand
elles deviendront véritablement évidentes, ce ne sera plus du fait de la
raison, mais du fait de l'intelligence les éclairant finalement de l'évidence
de ses propres intuitions. Et d'autre part les raisonnements ne franchiront
jamais l'inévidence qui leur est essentielle, puisqu'ils partent de prémisses
qui leur échappant, et aboutissent à des conclusions qui les débordent. Ils
occupent le milieu clair-obscur qui va des intuitions initiales aux intuitions
finales. Quand donc on prétend fonder sur la raison une croyance quelconque, on
ne peut que l'affaiblir d'autant." (p.50)
"Bautain va si loin
dans sa conviction de l'impuissance et de l'incompétence métaphysique de la
raison qu'il érige en méthode absolue le procédé kantien des antinomies. [...] Etant
donnée une démonstration rationnelle quelconque, on peut toujours lui en
opposer une contradictoire qui soit d'égale valeur [sic !] ; la
raison, mise en face de ces contradictions, est alors réduite au silence, et la
parole reste à l'intelligence et à ses intuitions. C'est ainsi que s'adressant
à un contradicteur hypothétique. Bautain lui dit: "Vous auriez sans doute des motifs qui vous porteraient à croire
négativement, ou à nier ce que j'affirme. Je vous demanderais alors de me faire
connaître ces raisons négatives: je les balancerais par des faits, par des
raisons positives ; ce qui ne serait pas difficile [...] Et j'arriverai, non
pas à vous convaincre que mes raisons valent mieux que les vôtre [...] mais à
vous montrer que la négation raisonnée d'un fait, ou d'une vérité
traditionnelle, peut toujours être neutralisée par l'affirmation raisonnée du
même fait, comme -a +a se balancent et se résolvent en zéro. [...]".
Bautain va plus loin
encore, et dénie aux axiomes rationnels, y compris l'axiome d'identité
(oubliant évidemment qu'il les a fait procéder de l'intelligence) toute
applicabilité dans la sphère intelligible et la sphère divine. Ils "n'ont point une portée universelle ; ils
n'ont de valeur que dans la sphère rationnelle et dans ce monde physique,
partout où le temps et l'espace sont les conditions de l'existence. [...] La
loi de causalité s'arrête impuissante devant l'Etre principe de tous les êtres,
au delà duquel il n'y a plus de cause. En outre, Dieu, comme créateur, ne peut
pas être appelé proprement la cause des créatures ; car si le créateur et la
créature étaient entre eux dans les rapports de cause à effet, ils seraient de
la même nature, ce qui mènerait au panthéisme. [...] [Cette transposition]
établit alors un dogmatisme logique sans base ni sanction, qui compromet les
hautes vérités qu'il veut défendre, comme il est sans force pour les ébranler
quand il se tourne contre elles." (pp.52-53)
"Qui monte de sa
raison à son intelligence, monte du lieu des inévidences et des incertitudes au
lieu des évidences absolues et des certitudes absolues, là où l'on cesse enfin
de croire à l'aveugle (c'est-à-dire ou sur parole, ou sur des raisonnements
entre lesquels rien ne vient décider), pour croire sur expérience intime et intuitive,
sur expérience personnelle, en l'absence de tout joug d'autorité, de tout
balancement de motifs pour et contre. Car l'idée bien comprise, bien saisie,
bien acceptée, emporte avec elle sa propre évidence, qui est invincible."
(p.55)
" [Le sens intime]
est de sa nature, infaillible [...] Croire en dieu, c'est avoir conscience de
Dieu ; ce qui dispense du tintamarre inefficace des arguments. Qui voit et sent
n'a que faire des démonstrations [sic]." (p.56)
"Jamais [...] on ne
s'est offert plus allègrement que lui aux reproches d'illuminisme." (p.59)
"Pour arriver à la
vraie foi, à la foi d'illumination, il faut permettre à Dieu de nous pénétrer,
il faut savoir s'ouvrir à son action, et la recevoir avec des dispositions
parfaites. Ici, la dialectique de l'intelligence n'est efficace que si elle se
double d'une dialectique du cœur. Bautain renouvelle de Platon et de saint
Augustin cette dialectique de l'amour." (p.61)
-Émile Baudin, "La
philosophie de Louis Bautain", « le philosophe de Strasbourg », Revue
des sciences religieuses, Année 1921, 1-1, pp. 23-61.
Post-scriptum :
Au principe de la croyance
religieuse, il y a un pessimisme sur
l’Homme, sur sa puissance, sur ses capacités. En effet, Bautain
ne croit pas à la possibilité d’une émergence spontanée, naturelle, évolutionnaire
de l’intelligence. (Il aurait certes l’excuse d’écrire avant la révolution qu’a
apporté Darwin dans la science du vivant, mais la résistance durable de l’Église
au « transformisme », comme on disait alors, montre que cette
attitude dépasse le cas personnel de Bautain). Donc, l’intelligence ne pouvant
venir à l’humanité par son évolution naturelle, les problèmes rencontrés dans
son environnement, le maniement des outils, etc. elle doit donc lui provenir d’une
transcendance, être l’effet d’une intelligence surnaturelle… On trouve une
théorie similaire des origines du langage chez un réactionnaire comme Louis de Bonald.
(On notera en passant que
cette formule –pessimisme sur l’Homme- livre la clé des affinités entre
attitude religieuse et orientation politique
droitière. Car c’est le principe
générateur de chacune d’entre elles et de leur sympathie réciproque. Les Églises
tendent au conservatisme et la droite à sympathiser avec la vision religieuse
du monde car chacune y retrouve une part de sa propre conception de l’Homme).
Ce pessimisme jaillit ici
de manière remarquable dans le domaine gnoséologique : le pessimisme en
matière de connaissance, c’est le scepticisme.
C’est ici l’occasion de noter que, alors qu’on pourrait à première vue croire à
une opposition d’attitude entre scepticisme et foi religieuse, il existe une
longue tradition de scepticisme chrétien
(voyez Montaigne). Et certes, si l’on ne peut être assuré de rien (ce qui est
inconfortable !), ne serait-il pas réconfortant de s’en remettre à Dieu ?
… Le paradoxe du scepticisme comme
aliment du dogmatisme religieux n’a été à ma connaissance aperçu que par Lucrèce.
Évidemment, la position
de Bautain –qui ruine toute science- est intenable. Il n’y a pas partout des
démonstrations rationnelles de sens contraire et d’égale valeur. Il n’y a pas de
démonstration réfutant que, dans une géométrie euclidienne, la somme des angles
d’un triangle rectangle autre que l’angle droit soit de 90°.
Bautain enseignait que l’évidence d’une démonstration rationnelle
provient d’une garantie surnaturelle (faculté « d’intelligence »). Mais
fonder la raison sur une intuition transcendante n’est pas nécessaire, lorsque l’expérience suffit. Nous savons que des
raisonnements mathématiques sont valides lorsque nous construisons des
pyramides ou des fusées en les employant. De même, dans la science historique,
nous pouvons avoir des confirmations indirectes de la valeur d’un raisonnement
par des découvertes archéologiques. Une expédition archéologique réussie n’est
pas plus l’effet du hasard que l’édification du Parthénon. La réussite pratique est la preuve tangible
et séculière que la connaissance est possible et que la raison humaine est
capable de grandeur.
Quant à la formule « croire, c’est avoir conscience de », elle comporte une ambiguïté. Si « avoir conscience » ne signifie qu’avoir un contenu de conscience, alors l’affirmation est tautologique (il y a certes quelque chose dans mon esprit lorsque je crois quelque chose…). Mais si « avoir conscience » est pris au sens de « avoir la connaissance d’une réalité objective », alors l’affirmation relève de l’auto-suggestion et de la pensée magique. La croyance ne crée pas la réalité d’une entité ou d’un objet extra-mental… Je ne fais pas naître un monstre violet sous mon lit en décidant d’y croire…
Ma foi, cela me semble tout à fait sensé ce qu’il pensait ce Louis Baudin. Il ne fait pas de l’apologétique, il reste dans le champ philosophique, et il rejoint en effet Kant pour qui il est illusoire de rechercher des vérités métaphysiques hors de notre portée. Il n’y a rien d’idéologique là-dedans, et l’idéologie me semblerait plutôt résider dans le scientisme débridé qui a marqué la fin du dix-neuvième et le vingtième siècles.
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