dimanche 15 septembre 2024

Réflexions sur le néoplatonisme augustinien de Louis Bautain

"Autour des années [18]30 son nom et son influence parurent un instant balancer le nom et l'influence de Lamennais. [...]

Ses critiques vigoureuses et perspicaces de l'Eclectisme français et du transcendantalisme allemand, qu'il combattit d'autant plus vivement qu'il en avait subi plus profondément l'influence dans sa jeunesse [...]

C'est d'abord contre les rationalismes allemand et français qu'il se fit antirationaliste ; et c'est pour échapper à leur panthéisme commun qu'il se tourna vers la foi et la tradition, comme vers les dépositaires d'un théisme solide et pur. Et cela devait marquer [...] son fidéisme et son traditionnalisme. [...]

[Il occupe la première place] parmi les protagonistes du platonisme chrétien au XIXe siècle." (p.24)

"Quant, pour répondre au célèbre Avertissement de Mgr de Trevern (1834), il fit paraître en 1835 sa Philosophie du christianisme, sur laquelle il fondait tant d'espérances, elle ne fut guère parcourue que par des adversaires ou par des partisans, avides, les uns de s'y scandaliser, les autres de s'y édifier, et les uns et les autres détournés par leurs préventions d'y découvrir ce qu'elle contenait, l'ébauche d'une philosophie nouvelle. Et quand enfin il se mit à publier cette philosophie dans des œuvres définitives, l'heure propice était passée, et l'attention définitivement détournée de lui. Ni sa Psychologie expérimentale, en 1839, ni sa Philosophie morale, en 1842, n'obtinrent véritablement de fixer les regards." (p.27)

"C'est à Platon, révisé d'abord par saint Augustin, puis par lui-même, qu'il entendit demander l'inspiration et les cadres de sa philosophie, quitte à remplir ces cadres avec des doctrines nouvelles, appropriées aux besoins de ses contemporains, c'est-à-dire des romantiques." (p.29)

"Il dit sans penser qu'il tombe sous sa propre critique : "Si la philosophie est comprise et enseignée comme une science, la doctrine partira de l'idée de son objet, dont elle suivra le développement dynamique et naturel ; elle sera nécessairement une histoire, une génèse, une déduction exacte de ce qui est renfermé dans l'idée". Il ne cesse de répéter que l'essentiel est de dégager les "idées-mères" [...] Ou plutôt, d'assister à la génération des choses. Car c'est là la "méthode naturelle", celle à laquelle il veut se tenir, et qu'il appelle assez singulièrement "méthode d'analyse". Elle consiste à montrer que le développement de l'idée sans y intervenir ; si bien que la philosophie ne peut être qu'une "monstration" sans démonstration. La "méthode rationnelle ou artificielle", qu'il appelle "méthode de synthèse", est celle qui consiste à abstraire des notions générales, puis à construire avec elles l'univers, par voie de logique et de démonstration. C'est la méthode des sciences, au sens empirique et universellement adopté du mot. Inutile de dire qu'il n'en veut pas. Car "prouver est le vice radical de l'homme. L'homme veut créer la science au lieu de la voir. Laissez donc les choses se démontrer elles-mêmes"." (pp.31-32)

"Le Moi [de Fichte], l'Absolu [de Schelling], l'Idée antoévolutrice [de Hegel], ne sont aucunement des idées, au sens originel, juste et platonicien, du mot. Ce ne sont que des notions construites par la raison, donc de purs "êtres de raison" et des "abstractions réalisées". L'erreur initiale des transcendalistes explique le détail infini des erreurs dérivées où ils ne pouvaient manquer de tomber." (p.32)

" [Bautain] se tourne vers Platon, et pose tout d'abord avec lui comme évidentes deux distinctions également capitales : celles du monde sensible et du monde intelligible, et celle de la raison et de l'intelligence." (p.32)

"L'Écriture, nous montrant dans les anges des intelligences pures. Car l'intelligence n'est pure que chez ces esprits intuitifs, dont elle constitue toute la substance ; chez nous elle n'est qu'une faculté." (note 3 p.32)

"Pour connaître le monde sensible, nous avons nos sens, notre imagination et notre raison, toutes facultés bornées au monde "phénoménique", et incapables de nous donner accès au monde intelligible. Celui-ci ne peut être connu que par une faculté nouvelle, essentiellement intuitive, par un "œil psychique", qui est l'intelligence, la faculté contemplatrice des idées, et, en elles, des idéaux objectives qui constituent le monde intelligible. Il n'y a pas de commune mesure entre la raison et l'intelligence ; et celle-là est de toute nécessité inférieure et subordonnée à celle-ci. Kant a définitivement démontré qu'elle ne saurait sortir de la sphère du monde sensible. Platon, d'ailleurs, l'avait dit avant lui, en limitant son efficacité à la connaissance empirique du royaume des ombres. Tout ce que peut faire de mieux la raison, c'est de se fabriquer des notions générales, avec lesquelles elle peut induire, déduire et ratiociner. Mais le royaume des idées lui échappe, encore qu'elle arrive parfois à en avoir "le pressentiment"." (pp.32-33)

"Pas de science sans idée qui lui engendre son objet intelligible, et qui lui fournisse ses principes. [...] Les mathématiques en exigent quatre: l'idée de l'unité, génératrice des nombres ; l'idée du point géométrique, générateur des lignes et des figures ; l'idée de l'étendue intelligible, et l'idée du temps. [...] L'esthétique, la morale et la logique sont fondées sur les idées du beau, du bien et du vrai. Et enfin la métaphysique serait impossible [...] sans l'idée suressentielle de l'Etre des êtres, de Dieu, de l'Infini : "L'idée de l'Etre est la postulée nécessaire de tous nos jugements... le principe de toute science, comme l'Etre universel est le principe de toute existence, comme le verbe être est le principe de toute langue"." (p.34)

"D'où nous viennent les idées ? Certainement pas de l'expérience des sens, tant qu'extérieurs qu'intérieurs. Ni de leur expérience immédiate, ni de leur expérience élaborée ; car les idées ne sont pas des données sensibles, et, moins encore, des notions abstraites des données sensibles. [...] L'abstraction est impuissante à tirer de l'expérience ce qui n'y est pas : au surplus, elle ne saurait nous fournir que des notions et non des idées. [...]
Les idées sont-elles donc acquises dans une existence antérieure, comme l'a cru Platon ; et les penser reviendrait-il à s'en ressouvenir ? Non encore. La préexistence des âmes n'est qu'un mythe ; et c'est dès ici-bas que nous sommes en communication avec les idéaux que sont les objets intelligibles contemplés dans les idées. [...]
Les idées sont donc innées ? Moins encore. Elles ne peuvent pas l'être au sens cartésien du mot ; car nous les voyons naître et se développer en nous. Mais quand et comment ?
Ici Bautain se détourne de Platon. [...] Toute âme porte en elle les germes des idées, mais rien que ces germes. C'est ainsi que la mère porte en elle des germes de vie, et rien de plus [sic]. De part et d'autre, les germes ne sauraient évoluer sans une fécondation préalable. Toute idée s'acquiert donc par fécondation [...] L'homme n'est jamais le père de ses idées, ni au reste d'aucune de ses connaissances intuitives ; il ne peut en être à la lettre que "la mère". Quel sera alors le principe fécondant ? Ce sera l'objet à connaître. C'est l'objet visible qui est le père de la connaissance sensible ; et c'est l'objet métaphysique qui est le père de la connaissance intelligible. [...] De même donc que dans la vision (l'unique sensation intellectuelle, au surplus) il faut l'oeil, l'objet visible, et la lumière qui permet l'action fécondante de celui-ci sur celui-là ; de même, pour la vision intelligible, il faut l'œil intellectuelle (l'intelligence n'est pas autre chose, et il faut prendre ceci au pied de la lettre), l'objet intelligible, qui est à portée, et enfin une lumière intelligible. [...]
Mais comment la lumière intelligible arrivera-t-elle à l'homme ? Uniquement par révélation intérieure, soit immédiate, soit médiate. Uniquement donc par la Parole de Dieu, par le Verbe. La révélation immédiate est réservée aux prophètes et aux hommes de génie, c'est-à-dire aux inspirés. Aux autres, c'est-à-dire à nous tous, il ne reste d'autre voie ouverte que celle de la révélation médiate, de la Parole divine transmise par la parole humaine. Tant qu'on ne lui parle pas, l'enfant ne saurait penser [sic] ; c'est la parole qui éveille et féconde son intelligence. Mais la parole que le père adresse à son fils, il l'a lui-même entendue de son père ; et ainsi de suite, jusqu'au premier homme, qui, lui non plus, n'aurait pas pensé si on ne lui avait parlé. Qui donc lui a parlé, sinon Dieu ? Qui lui a donné l'idée de l'Etre, sinon l'Etre lui-même ? Ainsi, Dieu est à l'origine de toutes nos idées, qui toutes [...] nous viennent par la tradition, par la triple tradition primitive, mosaïque et chrétienne." (pp.35-38)

"Ce qu'il y a de meilleur dans les croyances rationnelles, c'est ce qu'elles comportent de croyance à leurs propres principes, aux principes dits rationnels. Or cela ne revient pas à la raison. Car ces principes, avec lesquels la raison pense tout prouver, elle ne saurait les prouver eux-mêmes. [...] Ils appartient à la sphère des idées, qui échappe à la raison [...] Ce qui appartient en propre à la raison, ce sont ses hypothèses, et ses raisonnements. Or d'une part les hypothèses sont forcément inévidentes ; il faut bien les recevoir avant de les éprouver ; l'on ne peut donc y croire légitimement que d'une croyance provisionnelle. Quand elles deviendront véritablement évidentes, ce ne sera plus du fait de la raison, mais du fait de l'intelligence les éclairant finalement de l'évidence de ses propres intuitions. Et d'autre part les raisonnements ne franchiront jamais l'inévidence qui leur est essentielle, puisqu'ils partent de prémisses qui leur échappant, et aboutissent à des conclusions qui les débordent. Ils occupent le milieu clair-obscur qui va des intuitions initiales aux intuitions finales. Quand donc on prétend fonder sur la raison une croyance quelconque, on ne peut que l'affaiblir d'autant." (p.50)

"Bautain va si loin dans sa conviction de l'impuissance et de l'incompétence métaphysique de la raison qu'il érige en méthode absolue le procédé kantien des antinomies. [...] Etant donnée une démonstration rationnelle quelconque, on peut toujours lui en opposer une contradictoire qui soit d'égale valeur [sic !] ; la raison, mise en face de ces contradictions, est alors réduite au silence, et la parole reste à l'intelligence et à ses intuitions. C'est ainsi que s'adressant à un contradicteur hypothétique. Bautain lui dit: "Vous auriez sans doute des motifs qui vous porteraient à croire négativement, ou à nier ce que j'affirme. Je vous demanderais alors de me faire connaître ces raisons négatives: je les balancerais par des faits, par des raisons positives ; ce qui ne serait pas difficile [...] Et j'arriverai, non pas à vous convaincre que mes raisons valent mieux que les vôtre [...] mais à vous montrer que la négation raisonnée d'un fait, ou d'une vérité traditionnelle, peut toujours être neutralisée par l'affirmation raisonnée du même fait, comme -a +a se balancent et se résolvent en zéro. [...]".

Bautain va plus loin encore, et dénie aux axiomes rationnels, y compris l'axiome d'identité (oubliant évidemment qu'il les a fait procéder de l'intelligence) toute applicabilité dans la sphère intelligible et la sphère divine. Ils "n'ont point une portée universelle ; ils n'ont de valeur que dans la sphère rationnelle et dans ce monde physique, partout où le temps et l'espace sont les conditions de l'existence. [...] La loi de causalité s'arrête impuissante devant l'Etre principe de tous les êtres, au delà duquel il n'y a plus de cause. En outre, Dieu, comme créateur, ne peut pas être appelé proprement la cause des créatures ; car si le créateur et la créature étaient entre eux dans les rapports de cause à effet, ils seraient de la même nature, ce qui mènerait au panthéisme. [...] [Cette transposition] établit alors un dogmatisme logique sans base ni sanction, qui compromet les hautes vérités qu'il veut défendre, comme il est sans force pour les ébranler quand il se tourne contre elles." (pp.52-53)

"Qui monte de sa raison à son intelligence, monte du lieu des inévidences et des incertitudes au lieu des évidences absolues et des certitudes absolues, là où l'on cesse enfin de croire à l'aveugle (c'est-à-dire ou sur parole, ou sur des raisonnements entre lesquels rien ne vient décider), pour croire sur expérience intime et intuitive, sur expérience personnelle, en l'absence de tout joug d'autorité, de tout balancement de motifs pour et contre. Car l'idée bien comprise, bien saisie, bien acceptée, emporte avec elle sa propre évidence, qui est invincible." (p.55)

" [Le sens intime] est de sa nature, infaillible [...] Croire en dieu, c'est avoir conscience de Dieu ; ce qui dispense du tintamarre inefficace des arguments. Qui voit et sent n'a que faire des démonstrations [sic]." (p.56)

"Jamais [...] on ne s'est offert plus allègrement que lui aux reproches d'illuminisme." (p.59)

"Pour arriver à la vraie foi, à la foi d'illumination, il faut permettre à Dieu de nous pénétrer, il faut savoir s'ouvrir à son action, et la recevoir avec des dispositions parfaites. Ici, la dialectique de l'intelligence n'est efficace que si elle se double d'une dialectique du cœur. Bautain renouvelle de Platon et de saint Augustin cette dialectique de l'amour." (p.61)

-Émile Baudin, "La philosophie de Louis Bautain", « le philosophe de Strasbourg », Revue des sciences religieuses, Année 1921, 1-1, pp. 23-61.

Post-scriptum :

Au principe de la croyance religieuse, il y a un pessimisme sur l’Homme, sur sa puissance, sur ses capacités. En effet, Bautain ne croit pas à la possibilité d’une émergence spontanée, naturelle, évolutionnaire de l’intelligence. (Il aurait certes l’excuse d’écrire avant la révolution qu’a apporté Darwin dans la science du vivant, mais la résistance durable de l’Église au « transformisme », comme on disait alors, montre que cette attitude dépasse le cas personnel de Bautain). Donc, l’intelligence ne pouvant venir à l’humanité par son évolution naturelle, les problèmes rencontrés dans son environnement, le maniement des outils, etc. elle doit donc lui provenir d’une transcendance, être l’effet d’une intelligence surnaturelle… On trouve une théorie similaire des origines du langage chez un réactionnaire comme Louis de Bonald.

(On notera en passant que cette formule –pessimisme sur l’Homme- livre la clé des affinités entre attitude religieuse et orientation politique droitière. Car c’est le principe générateur de chacune d’entre elles et de leur sympathie réciproque. Les Églises tendent au conservatisme et la droite à sympathiser avec la vision religieuse du monde car chacune y retrouve une part de sa propre conception de l’Homme).

Ce pessimisme jaillit ici de manière remarquable dans le domaine gnoséologique : le pessimisme en matière de connaissance, c’est le scepticisme. C’est ici l’occasion de noter que, alors qu’on pourrait à première vue croire à une opposition d’attitude entre scepticisme et foi religieuse, il existe une longue tradition de scepticisme chrétien (voyez Montaigne). Et certes, si l’on ne peut être assuré de rien (ce qui est inconfortable !), ne serait-il pas réconfortant de s’en remettre à Dieu ? … Le paradoxe du scepticisme comme aliment du dogmatisme religieux n’a été à ma connaissance aperçu que par Lucrèce.

Évidemment, la position de Bautain –qui ruine toute science- est intenable. Il n’y a pas partout des démonstrations rationnelles de sens contraire et d’égale valeur. Il n’y a pas de démonstration réfutant que, dans une géométrie euclidienne, la somme des angles d’un triangle rectangle autre que l’angle droit soit de 90°.

Bautain enseignait que l’évidence d’une démonstration rationnelle provient d’une garantie surnaturelle (faculté « d’intelligence »). Mais fonder la raison sur une intuition transcendante n’est pas nécessaire, lorsque l’expérience suffit. Nous savons que des raisonnements mathématiques sont valides lorsque nous construisons des pyramides ou des fusées en les employant. De même, dans la science historique, nous pouvons avoir des confirmations indirectes de la valeur d’un raisonnement par des découvertes archéologiques. Une expédition archéologique réussie n’est pas plus l’effet du hasard que l’édification du Parthénon. La réussite pratique est la preuve tangible et séculière que la connaissance est possible et que la raison humaine est capable de grandeur.

Quant à la formule « croire, c’est avoir conscience de », elle comporte une ambiguïté. Si « avoir conscience » ne signifie qu’avoir un contenu de conscience, alors l’affirmation est tautologique (il y a certes quelque chose dans mon esprit lorsque je crois quelque chose…). Mais si « avoir conscience » est pris au sens de « avoir la connaissance d’une réalité objective », alors l’affirmation relève de l’auto-suggestion et de la pensée magique. La croyance ne crée pas la réalité d’une entité ou d’un objet extra-mental… Je ne fais pas naître un monstre violet sous mon lit en décidant d’y croire…

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