« « Je suis fermement convaincu que c'est aujourd'hui dans ces œuvres que se prépare la philosophie de l'avenir » -c'est ainsi que Georges Lukâcs a présenté, dans une lettre au Times Literary Supplement, en 1971, les travaux d'Agnès Heller, Ferenc Féher, Gyôrgy Markus et Mihaly Vajda ; et c'est lui qui a consacré ce groupe sous l'appellation générique d' « Ecole de Budapest ». Mais on doit ajouter à cette liste les noms d'Andreas Hegedtis, Maria Markus, Gyôrgy Bence, Janos Kis, Sandor Râdnoti, Gyôrgy Konrad, etc. - philosophes, sociologues, hommes politiques, écrivains. Cette école, bien qu'ayant subi fortement l'impact de l'œuvre de Lukacs, surtout les travaux des périodes pré-stalinienne (de L'âme et les formes à Histoire et conscience de classe) et post-stalinienne (la dernière Esthétique et L'ontologie de l'être social), ne se réduit pas pour autant à son influence.
Il s'agit d'une véritable renaissance de la
réflexion critique, inspirée par un marxisme ouvert et liée au mouvement de
déstalinisation en URSS et dans les pays de l'Est. Si, à l'origine, cette école
présentait une relative cohérence dans son projet -rénover la pensée marxiste,
conquérir une place importante dans le champ idéologique, révéler les
potentialités sociales orientées vers le changement démocratique en Hongrie-
son développement de 1956 à 1978 ne se produit pas cependant sans
heurts, contradictions internes, ruptures (personnelles et idéologiques) et,
pour finir, éclatement et séparation, Aujourd'hui, de façon assez
approximative, on peut discerner trois courants dans ce qui reste de ce grand
mouvement de la nouvelle gauche hongroise :
1) Le courant représenté par Ferenc Féher, Agnès Heller, Gyôrgy et Maria Markus, exilés "volontaires" en Australie et
dont les travaux recouvrent pratiquement tout le champ des sciences humaines
(philosophie, sociologie, économie, esthétique, anthropologie, épistémologie,
etc.). Ce courant, d'une exceptionnelle fécondité intellectuelle, se
caractérise à la fois par sa rupture radicale avec le socialisme réellement
existant et par son enracinement critique dans le marxisme.
2) Le courant aujourd'hui représenté par Andreas
Hegedüs, qui soutient la nécessité de lutter pour des réformes internes, tout
en déployant une critique sévère du système en place ; ce mouvement est
qualifié de « réforme du communisme ».
3) Le courant autour de Gyôrgy Bence et Janos Kis, qui
a renoncé au marxisme et au travail théorique en général et qui attribue
aujourd'hui une importance décisive au journalisme politique d'opposition.
Ces caractérisations, bien évidemment schématiques, ne
prétendent nullement restituer les nuances qui tissent une telle école (Mihaly
Vajda, par exemple, qui a rompu avec Heller, Féher et Mârkus, et serait
aujourd'hui plus proche du troisième courant, mériterait à lui seul une étude
particulière) ; au moins permettent-elles de saisir des orientations
fondamentales. Au plan des publications, c'est cependant le courant «
australien » qui est sans doute le plus prolifique. Ses positions
théorico-politiques sont assez difficiles à saisir tant les préoccupations sont
diverses et leur évolution rapide et même ambiguë. Le dernier ouvrage
collectif, The Dictatorship over Needs (1983), contient
l'essentiel de la position actuelle.
Il se présente en effet comme une analyse totale et du
système de type soviétique et des faiblesses de la pensée marxiste elle-même.
Les idées-forces qui le sous-tendent sont les suivantes :
-Le rattachement, en premier lieu, à un humanisme radical, qui n'est pas seulement une dimension importante de la pensée de Marx,
mais aussi et surtout la seule réponse possible à la déshumanisation absolue
engendrée par le stalinisme. En tant que point de départ, cette affirmation
humaniste rend possible l'avènement d'une philosophie de la désaliénation dont
l'œuvre de Agnès Heller fournit un témoignage marquant.
-La réaffirmation, en second lieu, de la philosophie
de la praxis comme point d'insertion théorique, et cela surtout par opposition
au positivisme sous toutes ses variantes. Si cette insertion signifie le rejet
total du « marxisme officiel » des pays de l'Est, si elle postule une rencontre
avec le marxisme occidental, c'est surtout à travers Merleau-Ponty et
Lucien Goldmann et par opposition à Althusser, dont l'œuvre apparaît à
la fois comme néo-positiviste et même proche du marxisme officiel.
-La solidarité, en troisième lieu, avec la nouvelle
gauche occidentale dans sa critique de la société de consommation et dans sa
recherche d'une nouvelle organisation du système des besoins. Cette position
est combinée, par ailleurs, avec une critique acerbe des pays de l'Est,
notamment sur le problème des libertés politiques.
-La réflexion, enfin, sur la possibilité d'une démocratie
radicale, fondée sur le pluralisme, la réhabilitation du marché, l'autogestion
et la socialisation libre des rapports de production.
Ces thèses se retrouvent dans pratiquement tous les
travaux, individuels ou collectifs, de ce courant. Mais c'est sans doute
dans The Dictatorship over Needs qu'elles sont affirmées avec
le plus de rigueur et de tranchant.
Cet ouvrage est basé à la fois sur une conception
implicite du marxisme et sur une volonté de rupture définitive avec l'expérience
du "socialisme" réellement existant. On pourrait même soutenir que
c'est précisément l'enracinement dans un marxisme profondément inspiré
du jeune Marx qui engendre -en plus de l'expérience humaine des
auteurs, qui sont Hongrois- cette rupture vis-à-vis du système de type
soviétique.
La conception anthropologique de l'essence
humaine, telle qu'elle est articulée par le jeune Marx,
est tout entière fondée, selon les auteurs, non sur des abstractions
métaphysiques, mais sur le paradigme des besoins. Celui-là a une vertu
proprement ontologique : il incarne, socialement et historiquement, le
passage de l'homme, en tant que nature, à l'homme, en tant que culture ;
l'humanité dans l'homme suppose donc le libre développement de ses capacités à
travers l'organisation d'un système spécifique de besoins.
Si le socialisme signifie la libre satisfaction des
besoins par le biais du développement d'une individualité également libre et
responsable, s'il est en outre évident que, dans le capitalisme, le système des
besoins est profondément aliéné et perverti, il est par le fait même nécessaire
de comprendre que le "socialisme" réellement existant incarne une
négation déterminée (au sens de Hegel) à la fois du projet de Marx et
des aspects positifs du système capitaliste des besoins. Ou, pour être plus
précis, la fonction des besoins est, dans le "socialisme" réellement
existant, totalement retournée en son contraire : elle est devenue, pour
reprendre l'expression de Johann Arnasson (un des meilleurs interprètes de ce
courant), un « modus operandi d'une forme de
domination inconnue auparavant » [...]
Ce retournement figure dès lors non plus la
satisfaction mais bien la dictature sur les besoins ; cette
dictature fonctionne dans toutes les sphères du système social. On peut la
définir ainsi : il s'agit d'un système de domination totale dans lequel
la disposition du surplus social par l'appareil du pouvoir constitue une forme
spécifique d'expropriation monopoliste sur toute la société. Cela engendre,
selon les auteurs, une nouvelle structuration des rapports individu-société,
l'avènement d'une individualité brisée, un processus historique de de-enlightenmemt,
c'est-à·dire de contre-émancipation, et, pour finir, la mise en
place d'un totalitarisme spécifique, qui vise à homogénéiser la
société. Ce mécanisme global, aujourd'hui en crise, a été mis en place,
bien que de façon contradictoire, dès la révolution russe de 1917. Le
stalinisme, qui fut, selon les auteurs, la victoire du léninisme sur toute la
société, n'a fait que pousser jusqu'à ses extrêmes conséquences la logique
propre du bolchevisme et surtout du parti politique de type léniniste.
On peut, selon eux, tester cette réalité historique
nouvelle dans les trois sphères -économique, politique, idéologique- qui
structurent les sociétés de type soviétique. Sur le plan économique, la
dictature sur les besoins fonctionne à travers un système de production de
nature corporative, de type non capitaliste et qui traduit une forme
nouvelle d'expropriation du surplus social. Ce système n'est pas
capitaliste -il serait plutôt à la fois pré- et post-capitaliste-
parce que l'économie est totalement soumise à une irrationalité
substantielle et structurelle: la planification n'est pas le produit,
contrairement aux apparences, d'une logique de développement économique, mais
plutôt le résultat d'un système intégré de binding orders, donc de
contraintes, qui incarnent à la fois la compétition et le bargaining [magouilles] acharné des divers groupes au sein du
système de pouvoir. C'est moins donc d'une économie politique que d'une
économie de commandement qu'il est question.
De là, notamment, le blocage du passage de la sphère
de production de biens de production à la sphère de la production des biens de
consommation. Seul le secteur de production des armements échappe relativement
à cette irrationalité structurelle, et cela en raison aussi bien des impératifs
de défense que de ceux de surveillance de la société et de ventes à l'étranger
(le Tiers Monde surtout). La conséquence centrale de cette situation
relativement au champ des besoins est la suivante : dans ce système les
besoins sociaux ne peuvent être articulé que pour autant qu'ils sont traduits
en objectifs bureaucratiques dont la légitimité est reconnue par l'appareil de
pouvoir ; la réconciliation entre les diverses demandes sociales, dans le
marché intrabureaucratique, est toujours déterminée par la logique de
reproduction des situations de pouvoir à l'intérieur de cet appareil. De
là, entre autres conséquences, l'une des caractéristiques qui témoigne le plus
de l'absurdité de ce système : l'éternel balancement entre la pénurie et le
gaspillage...
Au plan politique, ce système se caractérise par l'abolition
de toute séparation entre la société civile et l'Etat-Parti. Depuis 1917,
soutiennent les auteurs, on assiste à une politisation globale du Social. Le
Parti, conçu comme figure d'une nouvelle forme de souveraineté, pénètre toutes
les sphères de la société et détermine, de façon impérative, la structure des
intérêts particuliers et sociaux ; il incarne ainsi autoritairement l'intérêt
général. Mais le Parti n'est pas une abstraction : il est représenté
par une élite dirigeante composée par la haute direction politique en son sein,
l'armée et les services policiers de sécurité. Cette élite n'est pas le Parti : elle
le représente plutôt comme un pouvoir fiduciaire ; elle incarne les
intérêts du Parti, qui ne se réduisent ni à ceux de ses membres individuels ni
à ceux de l'élite. Le Parti est un système global, qui a une logique propre.
Et c'est pourquoi l'on ne peut parler, pour ces
sociétés, de classe au pouvoir. La bureaucratie, la technocratie ne sont que
des moyens par lesquels s'exerce la domination du véritable souverain :
le système du Parti, à travers ses divers appareils. De là, les auteurs
déduisent des considérations suggestives sur les diverses formes de
légitimation à l'œuvre en URSS et dans les pays de l'Est. En visant en outre à
homogénéiser la totalité sociale par le biais d'une pression constante sur le
système des besoins sociaux, cette nouvelle forme de souveraineté apparaît tout
à la fois plus proche des formes de domination politique
pré-capitalistes, absolutistes, et en régression par rapport au libéralisme et
au contractualisme juridique de la société bourgeoise.
Dans le champ idéologique, la dictature sur les
besoins est tout aussi manifeste. Si l'idéologie est, dans sa structure, le
produit de la confrontation dans le marché culturel, elle apparaît plutôt au
sein du système de type soviétique, comme un corps de doctrine coercitif
d'imputations qui vise à contrôler le comportement social et à produire la
soumission et l'obéissance envers le Parti, détenteur de la vérité idéologique.
De là, une mutation structurelle de la notion même d'idéologie : le monopole
idéologique fait de l'idéologie une règle auto-affirmative de l'appareil de
souveraineté, par exclusion de toute compétition sur le marché des
idées. D'où des effets culturels très graves : en particulier, un
appauvrissement intellectuel du système lui-même qui bloque toute émergence
culturelle de la société ; un processus historique [...] de
contre-émancipation, qui incarne la substitution de l'aliénation et de
la soumission à la responsabilité personnelle; le développement de
psycho-pathologies sociales caractérisées par des formes tout à fait
spécifiques d'angoisse et de peur ; l'atomisation sociale et des formes
également spécifiques de névrose de masse, etc.
Ce système de dictature sur les besoins entre, selon
les auteurs, aujourd'hui en crise. Celle-là est le résultat de
l'absence d'une réelle hégémonie culturelle du Souverain (Parti) sur la
société: l'idéologie officielle ne peut en effet répondre au besoin d'activité
et de consommation culturelle exprimé par les populations de ces sociétés ; de
la renaissance de sociétés civiles (notamment en Pologne et Hongrie) qui, selon
les auteurs, tendent à se séparer des corps politiques dominants ; de la crise
économique d'un modèle de croissance zéro qui ne parvient pas à résoudre la
question agraire et celle des biens de consommation; de l'émergence de
nouvelles formes de contestation culturelles, dont le fondamentalisme religieux
de certains secteurs de "Solidarité" en Pologne et de Soljénitsyne
sont des traits importants. Pour les auteurs, ce dernier point est d'ailleurs très
grave, car le "poison" fondamentaliste est tout aussi régressif et
réactionnaire que le système de la dictature sur les besoins.
***
Post-scriptum : Les réserves conclusives exprimées
ci-dessous par le rédacteur de la fiche sont assez caractéristiques de la
difficulté du marxisme français à remettre en cause le léninisme et/ou le
trotskysme… :
"En dépit du réel intérêt que la théorie de la
dictature sur les besoins suscite et de l'originalité de la pensée de chacun
des auteurs, quelques remarques paraissent s'imposer: a) La thématique des
besoins, articulée sur fond d'une conception anthropologique du sujet, d'une
pertinence douteuse, appellerait une discussion sur la théorie de l'ontologie de
l'Etre social, telle que le vieux Lukács l'a développée et surtout telle
qu'elle fut insuffisamment critiquée par ce courant [...] b) L'analyse postulée
quant à la nature de la révolution d'Octobre 1917 semble par trop superficielle
et polémique ; c) Il apparaît que, moins qu'une cause, la dictature sur les
besoins devrait plutôt être rapportée à un système d'effets incontrôlables par
la forme de pouvoir de type soviétique et inhérente au blocage historique des
pays de l'Est et de l'URSS, blocage qui doit être analysé dans le contexte de
la réorganisation du capitalisme mondial en ce XXe siècle ; d) La catégorie de
totalitarisme utilisée par les auteurs, et qui implique un
"avalement" de la société civile par la société politique (le Parti
Souverain), est extrêmement discutable, moins en ce qu'elle décrit qu'en ce
qu'elle présuppose: à savoir précisément l'existence historique d'une
possibilité même de séparation entre les sphères du social et du
politique." (pp.127-132)
-Gérard Bensussan & Georges Labica (dir.), Dictionnaire critique du marxisme, 1999 (1982 pour la première édition) Quadrige / PUF, 1240 pages, article "École de Budapest" pp.127-132.
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