« Voici un homme de 39 ans, venu d’Ouzbékistan, considéré par les services de renseignement comme radicalisé et « très dangereux ». Il est inscrit comme tel au fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT). Il fait l’objet, depuis avril 2021, d’une interdiction administrative du territoire au motif qu’il représente une menace grave pour l’ordre public. Sa demande d’asile est rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en décembre 2021. Le rejet est confirmé par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en avril 2022.
Entre-temps, il saisit la Cour européenne des droits
de l’homme (CEDH). Le 7 mars 2022, celle-ci ordonne à la France, à titre de
mesure provisoire, de ne pas l’expulser vers l’Ouzbékistan ni vers la Russie,
car il pourrait y être exposé à des « traitements inhumains ou dégradants », ce
qui serait contraire à l’article 3 de la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« Nul ne peut être
soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants »).
La mesure provisoire est valable jusqu’à ce que se soit prononcée la CNDA.
Toutefois, aussitôt la demande d’asile rejetée par la CNDA, la CEDH prolonge la
mesure « provisoire » jusqu’à l’issue de la procédure européenne…
Dix-huit mois plus tard, le 13 novembre 2023, le
ministre de l’intérieur (comme il l’a déjà fait à l’égard d’autres radicalisés
originaires de régions musulmanes de l’ex URSS), décide, nonobstant la CEDH, de
mettre à exécution l’interdiction du territoire de 2021. Le ressortissant
ouzbek est reconduit le surlendemain en Ouzbékistan.
Il saisit aussitôt le tribunal administratif de Paris
d’une requête en « référé liberté », afin d’être rapatrié en France. Le 16
novembre, le tribunal administratif rejette la demande. Constatant que la
mesure d’éloignement a été entièrement exécutée, le tribunal considère en effet
(raisonnablement) que ne se trouve pas remplie la condition d’urgence à
laquelle l’article L 521-2 du code de la justice administrative subordonne le
référé libertés (« Saisi d'une demande en ce sens justifiée par
l'urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la
sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit
public (…) aurait porté, dans l'exercice d'un de ses pouvoirs, une atteinte
grave et manifestement illégale »).
Statuant en appel le 7 décembre, le Conseil d’État
annule la décision du tribunal administratif et enjoint au ministre de
l’intérieur (sans assortir cependant cette injonction d’une astreinte) de
« prendre dans les meilleurs délais toutes mesures utiles afin de
permettre le retour, aux frais de l’État, de l’intéressé en France ».
Voici donc la France obligée par une haute
juridiction française à rapatrier chez elle, aux frais du contribuable, un
étranger radicalisé, fiché et susceptible de mener le djihad sur notre sol.
Et ce, en raison d’un risque de « traitements inhumains ou
dégradants » dans son pays d’origine. Risque non avéré à ce stade et
formellement contesté par les autorités françaises : Selon toute apparence,
l’intéressé passe ses vacances en Ouzbékistan sans y être inquiété ; il s’y est
récemment marié et c’est là que vit son épouse.
Le Conseil d’État était-il obligé d’obliger l’État à
une telle extrémité ? Nous pensons que non. Notre pays a déjà été condamné par
la CEDH, sur le fondement de l’article 3 de la Convention, particulièrement
dans le cas de Tchétchènes expulsés vers la Russie. Mais ces condamnations de
principe n’avaient pas d’effet pratique, en dehors [sic] de l’obligation de
verser au requérant quelques milliers d’euros. Il en va tout autrement ici,
car, de façon inédite, c’est une obligation de rapatriement, une
obligation de faire, qui est imposée à l’État par le Conseil d’État.
Le Conseil d’État agit ici comme bras séculier de la
CEDH, faisant sienne la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et assurant aux
arrêts de celle-ci (qui resteraient sinon d’une portée assez platonique) la
puissance de son pouvoir d’injonction et de censure à l’égard des autorités de
la République. Tout se passe comme si c’était la CEDH qui commandait à
l’État français, par la bouche du Conseil d’État, l’exécution des « mesures
provisoires » ordonnées par elle. Mesures « provisoires », soit dit en
passant, qui durent, comme en l’espèce, plus de dix-huit mois et qui
paralysent l’action publique. Mesures provisoires, soit dit également en
passant, ordonnées par la CEDH en vertu non de la Convention ou d’un autre
traité, mais du règlement intérieur de la Cour.
Dans cette fonction de juge supplétif d’une
juridiction supranationale, le Conseil d’État n’a pas cherché à nuancer –
notamment au titre de la sauvegarde de la souveraineté nationale et des
impératifs d’ordre public et de sécurité publique - la conception que se fait
la CEDH des effets de l’article 3 de la Convention sur l’éloignement
d’étrangers indésirables. Conception extensive, car très indirecte (l’article 3
ne concerne pas les expulsions). Conception non moins radicale qu’extensive,
car, pour la CEDH, l’interdiction de renvoyer un étranger vers son pays
d’origine, lorsqu’il risque d’y subir les traitements mentionnés par l’article
3, ne souffre d’aucune dérogation, « même en cas de danger public
menaçant la vie de la nation » ! Et ce, « y compris dans
l’hypothèse où le requérant a eu des liens avec une organisation terroriste »
(affaire R. c/ France, 30 août 2022) !
Voilà nos concitoyens prévenus. Comprendront-ils que
le droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme fasse passer
leur sécurité collective après celle d’un étranger qui n’a pas d’attaches en
France et adhère à une idéologie hostile aux valeurs de la société française ?
Au bénéfice d’un islamiste du genre de ceux qui tuent nos enseignants, comme
l’ont fait l’assassin tchétchène de Samuel Paty et l’assassin ingouche de
Dominique Bernard ? Comprendront-ils des décisions de Cours suprêmes faisant
aussi peu de cas de la souveraineté nationale, de l’intérêt général et du
simple bon sens ? Veut-on définitivement fâcher nos compatriotes avec un État
de droit dont ils pourraient se dire : « si l’État de droit c’est cela,
il est urgent de s’en débarrasser » ?
Cette affaire donne aussi à voir jusqu’au vertige
combien a muté en quelques décennies le rôle du juge, en particulier du juge
administratif. Lorsque les signataires de la présente tribune sont « entrés
dans la carrière », régnait un tout autre droit public. Le juge ne pouvait
adresser d’injonctions à l’administration. Il pratiquait un contrôle « minimum
», c’est-à-dire réduit à l’ « erreur manifeste d’appréciation » (celle qui «
saute à la figure en ouvrant le dossier »), sur les actes de « haute police » ou
nécessitant des appréciations techniques. Le juge s’interdisait de se
substituer à l’administrateur. Son empire se limitait à l’annulation pour excès
de pouvoir des actes administratifs et à la condamnation d’une personne
publique à verser une indemnité en réparation d’une faute ou d’une rupture
d’égalité devant les charges publiques. Il faisait un usage parcimonieux du
sursis à exécution. Le juge français s’inclinait devant la loi française,
laquelle faisait écran aux traités antérieurement conclus.
Mais voilà : au nom de la primauté du droit
européen, le juge est devenu l’auxiliaire zélé de juridictions supranationales.
S’appuyant sur le droit européen, l’ « autorité judiciaire » (comme la
Constitution de 1958 qualifie la justice) est devenue un pouvoir judiciaire.
Avec les référés, le juge administratif s’est vu ouvrir par le législateur (loi
du 30 juin 2000) un nouvel horizon : la capacité de dicter sa conduite à
l’administration au nom des libertés. Il s’est emparé progressivement, mais
inexorablement, de ce formidable pouvoir. Il en est résulté une profonde remise
en cause de la conception française de la séparation des pouvoirs. Nous
arrivons ici à son apogée : le juge ordonne à l’Était de faire le contraire
de ce que l’Était doit faire pour assurer son devoir régalien premier -
protéger la population. »
Cercle Droit et débat public
Noëlle Lenoir (membre
honoraire du Conseil constitutionnel), présidente
Pierre-Henri Conac (professeur
de droit)
Dominique de la Garanderie (ancienne
bâtonnière de Paris)
Jean-Claude Magendie (ancien
premier président de la cour d’appel de Paris)
Jean-Yves Naouri (chef
d’entreprise)
Emmanuel Piwnica (avocat
aux conseils)
Jean-Éric Schoettl (ancien
secrétaire général du Conseil constitutionnel)
Frédéric Thiriez (avocat
aux Conseils)
Philippe Valletoux (consultant)
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