« On pourrait reprendre point par point les
caractères relevés par le Vocabulaire
de M. Lalande et montrer qu'ils ont cessé de s'imposer comme essentiels. Par
exemple, le mythe n'apparait plus comme un récit. Le récit n'est qu'une
expression lointaine et largement inauthentique du mythe. Le mythe ne
représente pas, ne symbolise pas. Il n'est pas une mise en scène des forces
de la nature sous un travestissement plus ou moins transparent. Il n'a pas
pour fonction d'expliquer quoi que ce soit. Au fond, le Vocabulaire se contente, pour
caractériser le mythe, de juxtaposer une série de doctrines : théorie
naturaliste, théorie symboliste, théorie étiologique, et peut-être Völkerpsychologie de
Wundt, dont le trait commun est de faire du mythe le résultat d'une tentative
pour mettre en forme poétique une vérité déjà connue, au moins implicitement,
par l'auteur de la fable. Le mythe serait ainsi une forme de connaissance, une
conception de l'univers transcrite en style imagé afin d'être à la portée d'une
intelligence rudimentaire. Il est clair, dans ces conditions, que le mythe
sera, aux yeux des philosophes, frappé de discrédit. C'est un précurseur lointain
de la raison, et qui doit s'effacer devant elle. Telle était l'opinion d'un
Lévy-Brühl, par exemple, au début de ses recherches." (pp.174-175)
"On peut se demander pourquoi la véritable nature
du mythe a été si longtemps méconnue, alors que depuis plus d'un siècle les
lettrés se préoccupent de recueillir, de classer et d'interpréter les
traditions populaires, les fables classiques et les conceptions des primitifs.
Il semble que les insuffisances de la compréhension soient liées, au cours de
l'histoire, à la méthode même employée dans la recherche. Le mythe changeait de
sens en même temps que se transformait l'état d'esprit des savants et leurs
moyens techniques.
On pourrait ainsi distinguer une série d'étapes
successives dans cet ordre d'études. Il y aurait d'abord une phase littéraire
où les mythes sont surtout les grandes fables traditionnelles de l'antiquité
gréco-latine, acceptées telles quelles avec le sens symbolique et moral que
leur reconnaissait la culture humaniste. Le problème s'élargit au XVIIIe siècle,
sous de multiples influences. Les traditions classiques perdent de leur
prestige. Elles cessent d'être intangibles et leur sens même se trouve remis en
question. On n'hésite pas à les confronter avec les croyances des peuples
primitifs, auxquelles on commence à s'intéresser. Une intention polémique anime
d'ailleurs ces recherches. A travers les superstitions et les oracles des «
sauvages », c'est le Christianisme que l'on veut atteindre. Mythes et
religions seraient la création de prêtres artificieux qui prétendent ainsi
régner sur la conscience des hommes. Ce qui demeure acquis, de toutes ces
recherches, c'est la généralisation de la notion de mythe, et la possibilité de
comparer entre eux des mythes d'ordres divers.
Le XIXe siècle voit les générations romantiques
s'insurger contre l'âge des lumières. Les mythes ne sont plus considérés comme
des créations arbitraires. On les prend au sérieux, ils apparaissent comme le
produit d'une création collective, comme une sagesse communautaire plus
vraie que la sagesse individualiste. Le patrimoine des mythes s'augmente
d'ailleurs du domaine des traditions populaires, qui vient s'ajouter aux
disciplines déjà rassemblées par les théoriciens de l'Aukflärung. Par ailleurs, les études philologiques et
archéologiques sont systématiquement développées. La mythologie comparée
devient une véritable science, qu'illustrent, par exemple, les recherches
indo-européennes de Max Müller, précurseur un peu injustement oublié de M.
Dumézil. Le siècle finissant apporte ensuite le progrès des méthodes critiques
dans ce domaine comme ailleurs. L'ethnologie suit une orientation de plus en
plus positive, et même positiviste, avec les travaux systématiques de Tylor, de
Frazer, parmi beaucoup d'autres. Le mythe est considéré désormais comme caractéristique
d'un âge mental encore infantile dans l'évolution de l'humanité. C'est donc
l'esprit de l'Aufklärung qui semble s'imposer à nouveau.
L'apport majeur du XXe siècle serait sans doute ici
dans le passage des méthodes indirectes à une méthode d'approche directe. En
fait jusqu'à nos jours, les travaux des savants ont été à peu près uniquement
des travaux de seconde main, qui ne permettaient pas de ressaisir l'actualité
même du mythe vivant. La mythologie comparée est d'abord l'œuvre de philologues
interprétant les documents antiques. Puis, lorsque naît l'ethnologie positive,
les premiers théoriciens se contentent de mettre en œuvre les matériaux
accumulés par des voyageurs et des missionnaires d'ordinaire peu capables de
compréhension désintéressée." (pp.174-175)
"Il était réservé aux chercheurs du XXe siècle de
mettre en lumière qu'il n'existe pas de détermination exhaustive du mythe sur
le plan de l'intelligence narratrice. [...] L'ethnologue a compris la
nécessité, au lieu d'opérer sur des transcriptions, d'aller saisir le mythe sur
le fait, pour découvrir en lui l'unité de l'expression parlée et du genre de vie.
Le sociologue d'aujourd'hui hiverne avec les Esquimaux, consacre ses meilleures
années à vivre parmi les Africains, les Canaques ou les Trobriandais. Le mythe
cesse alors de se réduire pour lui au résultat de l'interprétation d'un
questionnaire. Le souci de la fidélité intensive se substitue à celui de
l'exactitude littérale. Une ethnologie qualitative se substitue ainsi à
l'ethnologie extensive et quantitative des Frazer ou des Lévy-Brühl, qui, à
vouloir trop embrasser, laissait peut-être échapper l'essentiel. Le chercheur
d'aujourd'hui s'efforce de ne pas avoir raison trop vite. A la méthode
critique, il substitue une méthode de sympathie. Il s'agit pour lui de
comprendre avant d'expliquer." (p.176)
"La transformation de la technique de
recherche est solidaire d'une transformation de l'objet même de la recherche.
L'ethnologue sur le terrain, limité à l'horizon d'une culture particulière, ne
peut pas désolidariser les mythes de leur contexte vécu.
Etymologiquement, le mythe est une parole. Mais cette
étymologie se trouve déjà marquée par l'intelligence discursive des Grecs. Elle
correspond à une étape tardive dans la détermination du mythe. En fait, s'il
est vrai que le mythe finit par se cristalliser en mots et en doctrines, il se
donne, à l'état naissant, comme le sens d'un moment d'existence. Il peut
s'affirmer dans une parole, mais ce sera toujours une « parole qui circonscrit
un événement », selon la formule de van der Leeuw. M. Leenhardt parle de «
Comportement mythique », et souligne que « le mythe est senti et vécu avant
d'être intelligé et formulé. Il est la parole, la figure, le geste, qui
circonscrit l'événement au cœur de l'homme, émotif comme un enfant, avant que
d'être récit fixé." (p.177)
"L'erreur de toutes les théories sur le mythe
est de supposer que le mythe est lui-même une théorie. Or le mythe est
d'abord une forme de l'être dans le monde, une saisie de l'univers immanente
à la conduite personnelle dans son ensemble, condition de toute expérience
et non pas objet d'expérience. Dès que l'on a compris que le mythe est une structure
et non pas un discours on aperçoit du même coup l'erreur des penseurs
qui voient en lui un genre de fable, une belle histoire, un produit de la fonction
fabulatrice, en marge de la réalité véritable. Le mythe n'est pas
déréistique, dans la mesure où le primitif ne distingue nullement un monde réel
et un monde imaginaire. Son univers ne connaît pas ce dédoublement. Il est
donné en bloc, avec une signification massive et unitaire. Le mythe ne saurait
donc pas non plus se réduire à une allégorie, car toute allégorie suppose deux
ordres et comme deux dimensions dont l'une exprime l'autre.
Nous avons aujourd'hui le sens d'une pensée pour la
pensée, l'univers du discours se constituant dans une sorte d'autonomie en
dehors de la réalité concrète, comme une dimension nouvelle. Le primitif ignore
cette gratuité de la connaissance. Aussi, par une sorte de renversement
de la perspective admise, pourrait-on dire que c'est la pensée réfléchie qui
est médiate et déréistique, alors que la pensée mythique adhère au réel. C'est
par excellence une pensée incarnée, jalonnant le contact de l'homme avec le
monde, mais sans jamais dominer le monde pour le mettre en équations. Le mythe
demeure à fleur d'existence. Il s'affirme comme un complément de
l'expérience immédiate, qu'il corrobore en la rendant possible. Il nous
présente en quelque sorte une pensée avant la réflexion, avant la médiation,
encore adhérente à l'action instinctive." (p.177)
"On passe donc à côté du sens du mythe quand on
veut voir en lui une doctrine quelle qu'elle soit, ou même simplement une
histoire. Le mythe en sa réalité s'affirme comme une attitude, comme une forme
de l'être dans le monde. Non pas théorie ou récit, mais saisie unitive du réel,
mais structure de conscience." (p.178)
"La conscience mythique constituerait
ainsi une couche primitive de la pensée humaine. Elle apparaît comme une fonction,
comme une puissance architectonique. C'est-à-dire qu'elle est autre chose
qu'une collection de mythes, ou la totalité même des mythes auxquels elle a pu
donner naissance. La conscience mythique, manifestée en conduites, en
attitudes, en mots, affirme l'homme au contact des choses. Elle assure le sens
d'un certain genre de vie, l'expression et ensemble la justification d'une
manière, pour l'homme, de s'installer dans l'univers. Il faut, pour maintenir
en sécurité l'existence individuelle et collective, un ensemble de garanties.
Le mythe réalise la mise en place des hommes, des bêtes et des choses dans un
paysage organisé, pourvu d'une assiette stable. Il légitime l'ordre des
relations dans l'univers, jouant ainsi le rôle d'une sorte de gigantesque fondement
de l'induction non pas restreint à la seule épistémologie, mais s'appliquant à
la totalité de ce qui est.
La conscience mythique s'explicite donc à la fois dans
un genre de vie et dans une image du monde. Le genre de vie
est d'ailleurs la manière, pour une communauté donnée, de mettre en œuvre son
image du monde. D'un groupe humain à l'autre, la manière de jouer le jeu de
l'univers peut varier dans le détail. Mais la conscience mythique se reconnaît
à certaines structures caractéristiques." (p.179)
"Les horizons de la pensée et de la vie
primitives demeurent comme à portée de la main [...] Le primitif prend
conscience de soi à l'intérieur d'un certain domaine qui fait partie de son
être en sorte qu'il est incapable de se saisir abstraitement, en dehors de son
lieu et de son ère dont les mythes fournissent la configuration.
Corrélativement, il lui est quasi impossible de comprendre une existence en un
autre lieu ou en un autre temps que son lieu propre ou le temps actuel. Il sait
très mal se transporter en pensée à « l'étranger », ou raconter une histoire.
La conscience primitive paraît donc comme
engluée dans un rayon d'action très court. Ses dimensions
maîtresses sont en quelque sorte coalescentes et nous frappent par un
anthropocentrisme impossible à éliminer. En somme, la pensée primitive est une
pensée avant la médiation. Le comportement catégorial y demeure
rudimentaire, le passage ne s'étant pas encore opéré de l'affectif à
l'abstrait. Pas de pensée pour la pensée, mais une présence immédiate et concrète
de l'homme tout entier à chaque moment de son action." (p.179)
"La conscience mythique, dans la mesure même où
elle demeure concrète, qualitative, maintenant l'adhérence du signifiant au
signifié, est une pensée totalitaire. Elle vise sans cesse une réalité
globale, sans différence entre l'apparence et la réalité, entre le
relatif et l'absolu. La difficulté sera donc pour elle d'accepter et de
mettre en place les situations particulières, de reconnaître la dispersion,
l'échelonnement et l'étalement du réel, alors qu'elle ne possède pas un
outillage conceptuel à la mesure d'une pareille tâche. La répartition du
global, de l'absolu, - saisi sous les espèces du sacré - dans la succession des
jours, donne lieu à la fixation des calendriers rituels." (p.180)
" [Le mythe] authentifie l'univers en le
stabilisant dans un paysage rituel fixé une fois pour toutes. Il réalise un
principe de conservation pour la totalité du réel, un principe d'identité
ontologique. En effet, il sauve l'homme de l'histoire et de ses vicissitudes,
il le dispense de l'opposition entre le passé et le futur. Il abolit le temps
et l'espace. Il tend à maintenir la grâce de la présence totale, en deçà de
toute discussion intellectuelle, la grâce aussi de l'éternelle jeunesse du
monde. C'est pourquoi les âges qui succéderont à l'âge du mythe en conserveront
toujours la nostalgie.
On peut donc admettre qu'il existe, dans l'ordre du
mythe, un certain type de vérité, une forme générale d'intelligibilité, qui
subsistera même lorsque l'unité de la conscience mythique aura été rompue par
le progrès de la réflexion. Les mythes des âges postérieurs ne sont que les
épaves disparates de ce naufrage, qui a permis d'ailleurs l'avènement de la
raison. Désormais la conscience mythique ne sera plus qu'une conscience
clandestine, une mauvaise conscience refoulée, mais dont les retours ne cessent
de hanter la pensée réfléchie par la hantise d'un âge d'or perdu.
La raison,
en effet, chasse le mythe, - mais elle ne le remplace pas. Elle se développe
comme une conscience de la science. Elle accède au comportement
catégorial abstrait, qui dessine les contours d'un univers médiatisé. L'espace
se réduit à la mesure et à la géométrie. Le temps vécu se met à
l'alignement de l'horloge et de la chronologie. A l'intelligibilité matérielle
du mythe, encore adhérent à la présence au monde primitive, la raison substitue
l'idéal d'une intelligibilité formelle, en laquelle s'affirme l'activité
autonome de l'esprit. Au contraire, le mythe serait plutôt un ordre de la
passivité. Il suppose la dépendance de l'homme par rapport à l'englobant,
auquel le lient des participations jamais pleinement élucidées. Si le signe
de la raison est la transparence, la lucidité, celui de la conscience mythique
serait plutôt l'opacité d'un sens du réel qui réintègre l'individu dans la
totalité par tout son être.
Le domaine du mythe apparaît ainsi tout à fait
distinct de l'aire rationnelle. Le mythe évoque la destinée humaine
concrète, naissance, vie et mort, dont l'intellect ne peut rien dire. La
raison ne sait rien de la différence entre l'homme et la femme, toute la
philosophie d'Occident est asexuée, ou plutôt masculine. Au contraire, la
sexualité joue un rôle considérable dans les mythes, où apparaissent
constamment les thèmes du mariage, de la paternité, de la maternité, de la
filiation. De même, les mythes évoquent la chute et la conversion, le
péché, le salut, l'espoir et le remords, la création, la puissance, la
sympathie. Un répertoire des thèmes mythiques ferait voir aisément que le mythe
intervient chaque fois qu'il est question d'origine ou de fin, d'eschatologie,
c'est-à-dire dans tous les moments décisifs où l'existence humaine se trouve
mise en question. Du même coup se manifeste l'exiguïté de l'ordre
rationnel, incapable d'assumer les questions fondamentales de notre destinée.
Comme Bergson le notait avec pénétration, « les
systèmes philosophiques ne sont pas taillés à la mesure de la réalité où nous
vivons. Ils sont trop larges pour elle. Examinez tel d'entre eux,
convenablement choisi : vous verrez qu'il s'appliquerait aussi bien à un monde
où il n'y aurait pas de plantes ni d'animaux, rien que des hommes ; où les
hommes se passeraient de boire et de manger ; où ils ne dormiraient, ne
rêveraient ni ne divagueraient ; où ils naîtraient décrépits pour finir
nourrissons ; où l'énergie remonterait la pente de la dégradation ; où tout
irait à rebours et se tiendrait à l'envers ». » (pp.181-182)
"Le mythe précède l'établissement de l'esprit.
Non pas fantaisie sans loi, mais expression première et plus spontanée des
valeurs humaines.
C'est pourquoi le jeu apparent du mythe a une
signification prophétique. Il répond à des structures, il recèle des
articulations intrinsèques qui manifestent à l'état naissant une vocation à
l'humanité dans l'homme. Il faut donc distinguer, comme le réclamait Cassirer,
en présence d'un mythe, entre Sinn et Bild, entre
le sens et l'image. L'image, le conte peut être faux et déraisonnable. Le
sens, une fois élucidé, sera toujours vrai, comme une indication sur telle
ou telle spontanéité constitutive de l'être dans le monde." (p.183)
"La raison peut bien, dans un premier temps,
s'opposer au mythe. La critique censure les extravagances de l'imagerie
mythologique. Elle l'empêche d'être déraisonnable. D'autre part, -elle lui maintient
sa modalité de vérité particulière. Elle cantonne ses certitudes au niveau de
l'approximation, du pressentiment, de la foi. Mais, à côté de la raison
critique, il est une raison cosmologique, dont le dynamisme fait vivre
toutes les grandes pensées. Les systèmes tirent leur mouvement et leur vertu de
cette inspiration qui se manifeste déjà au niveau de la conscience
mythique." (pp.183-184)
"Les grandes philosophies, en tant
qu'intuitions unitives, ont leur soubassement dans la conscience mythique.
Il ne suffit pas de tenir compte ici des mythes explicites qu'on peut relever
dans les œuvres de Platon ou de Kant. Là même où le mythe n'est pas mis en
forme et présenté comme tel, il existe à l'état de structure. Chez Spinoza,
par exemple, l'unité panthéistique de l'univers, d'ailleurs inspirée de la
théologie juive, trouve sa justification dernière dans une saisie mythique du
monde. Davantage encore, le Grand Temps et le Grand Espace, catégories de la
conscience mythique, attestations de l'éternité concrète dans le temps, se
retrouvent, transposés, dans certains thèmes essentiels des grandes
philosophies. Le monde intelligible des Idées platoniciennes, auquel correspond
peut-être l'intellectus archetypus,
horizon de la métaphysique de Kant, est comme un écho du Grand Temps qui est
par delà le temps et qui commande le temps. De même, l'idée du règne de la
grâce, ou du règne des esprits, chère à Leibniz, à Kant et déjà à Spinoza,
prolonge l'intention de la fête, de l'universelle reconnaissance et
réconciliation qui domicilie pour un temps ou pour tous les temps le
mythe parmi les hommes. A cela près que la fête est réalité présente, partie
gagnée, tandis que le règne des esprits demeure espoir et prophétie."
(p.184)
"La philosophie de l'histoire [d'Hegel, de Marx...]
apparaît dans cette perspective comme un autre type de reprise du mythe
selon la catégorie du progrès." (p.185)
"La conscience métaphysique nous apparaît donc
comme une promotion de la conscience mythique. La philosophie occidentale
commence, avec Socrate, par une abjuration des mythes. Mais la critique demeure
toujours le premier moment d'une métaphysique, ainsi qu'on le voit dans le cas
de la pensée kantienne. Cette persistance invincible, ce retour du refoulé,
donne à penser que la pensée réfléchie reprend à son compte une fonction
qui était déjà celle du mythe.
Le monde primitif, contrairement à ce
qu'en pensent souvent des hommes accablés par les charges de la civilisation,
n'est pas le règne de l'unité parfaite entre l'homme et la nature. L'harmonie
se trouve déjà rompue. L'acte de naissance de l'humanité correspond à une
distance prise vis-à-vis de l'univers immédiat. Dès l'origine, l'homme s'oppose
à son environnement. Il y a là comme un péché originel de l'existence humaine
que les comportements mythiques ont pour intention de surmonter, de résoudre.
Le mythe aurait ainsi le sens d'une restitution de l'univers, d'une visée grâce
à un formulaire de réintégration vers l'intégrité perdue. La conscience
mythique rétablit un monde rassurant. Elle constitue une
carapace enveloppante, une géographie cordiale du milieu humain défini par des
horizons familiers.
La philosophie prend naissance lorsque les
transformation historiques et techniques du milieu humain rendent illusoire le
contrôle des traditions. La croûte protectrice des images
mythiques cède à la modification des évidences et à la critique réfléchie.
En même temps éclate la première unanimité du groupe humain qui
communiait sans différence dans les croyances établies. Désormais la norme de
vérité ne sera plus dans l'accord affectif et social, mais dans la fidélité à
certaines règles intellectuelles dont le dépositaire sera l'individu
isolé. La raison élargit indéfiniment l'horizon fermé du mythe. Elle supprime
toute détermination locale et temporelle. Elle transforme l'homme en citoyen abstrait
d'une cité universelle.
Pourtant cette émancipation rationnelle, si elle se
prend pour une fin en soi, aboutit à une sorte d'acosmisme qui réduit la
personne à la condition de sujet intellectuel au sein d'un système abstrait de
coordonnées. Le pur intellectualisme, à quoi correspondrait le triomphe de
la raison raisonnante, aurait pour résultat une désorientation dans l'être, un
déracinement de l'être dans le monde, qui ferait de l'homme un étranger sur la terre,
un aliéné parmi les hommes. L'intégration de l'individu à la nature et aux
communautés dont il fait partie suppose la mise en œuvre des valeurs maîtresses
de l'existence, celles là mêmes qui trouvaient leur expression la plus
primitive au niveau des mythes. La critique rationnelle frappe de déchéance les
mythes comme images, comme traditions et mystifications. Mais l'existence doit
retrouver les principes d'orientation dans l'être de la conscience mythique
comme sens et comme structures, comme exigences constitutives de la réalité
humaine.
En dépit de la rupture apparente, il y a
donc une continuité essentielle entre le mythe et la philosophie.
Le schéma trop simple d'Auguste Comte, qui supposait un passage progressif de
l'âge théologique à l'âge positif, ne correspond aucunement à la réalité, -
comme d'ailleurs en témoigne le système comtien lui-même qui, pour intégrer les
valeurs affectives, aboutit à une floraison de mythes libérés, semble-t-il, de
toute censure rationnelle." (pp.185-186)
"Lévy-Brühl, qui était parti du positivisme de
Comte, devait finir par reconnaître l'absence de coupure entre les âges
successifs de la pensée. De même, Léon Brunschvicg pensait que l'avènement de
la raison se réalise par l'élimination du mythe. Son histoire de la pensée
occidentale, fidèle au même postulat implicite que celui de M. Lévy-Brühl et de
M. Bréhier, consistait donc à célébrer le triomphe progressif de l'intelligence
scientifique. En sorte que l'œuvre de Lévy-Brühl pouvait apparaître comme une
introduction préhistorique au Progrès de
la conscience de Brunschvicg. Le désaveu formel par Lévy-Brühl, dans ses
Carnets posthumes, de sa propre thèse renverse ce schéma trop simple et remet
tout en question.
Dès lors, si l'on n'admet pas une discontinuité aussi
radicale entre l'âge mythologique et l’âge positif, l'intérêt se trouvera tout
naturellement attiré sur cette prétendue coupure, qui cesse d'en être une. Au
lieu d'opposer deux moments radicalement distincts, on pourra se proposer de
saisir ce qu'ils ont de commun, et peut-être le mythe comme la philosophie
apparaîtront-ils alors dans une lumière nouvelle. Ils bénéficieront tous deux
de cette remise en question. La fonction du mythe se comprend mieux si l'on
découvre en lui une philosophie avant la philosophie." (p.187)
-Georges Gusdorf, « Mythe et philosophie », Revue de Métaphysique et de Morale, 56e Année, No. 2 (Avril-Juin 1951), pp. 171-188.
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