Je reproduis une tribune du sociologue Serge Paugam parue sur le site de L'Obs.
"En opposant la « gauche des allocs » à la « gauche du travail », Fabien Roussel a pour le moins surpris la classe politique, aussi bien de droite que de gauche. La droite et l’extrême droite ne s’attendaient sans doute pas à voir le secrétaire national du PCF marcher sur leurs plates-bandes en reprenant, sous une formulation voisine, la sempiternelle dénonciation de l’assistanat. La gauche n’en a pas été moins abasourdie par ce qui a été perçu comme un virage opportuniste vers un électorat populaire, ancré dans la ruralité et généralement assez critique à l’égard des « profiteurs de l’assistance » suspectés de se la couler douce pendant que les autres travaillent durement. Bien que très proche, l’expression choisie par Fabien Roussel est encore plus équivoque que celle de la « France des assistés » popularisée par la presse de droite depuis une vingtaine d’années. Elle entretient elle aussi le mythe de la paresse des pauvres et repose sur de nombreuses idées reçues.
Que recouvrent en réalité les
« allocs » ? L’expression inclut aussi bien les revenus de
l’assistance et des minima sociaux versés au titre de la solidarité nationale
que les revenus l’assurance, c’est-à-dire issus des cotisations salariales. En
englobant ces deux sources distinctes de revenus, c’est tout le socle de la
protection sociale française qui est visé : aussi bien les indemnités
chômage, les allocations familiales, les congés maladie que les minima sociaux.
Celles et ceux qui en bénéficieraient s’opposeraient ainsi à celles et ceux qui
travailleraient. Défendre la condition salariale, c’est défendre l’emploi et
ses protections et donc les « allocs » qui en dépendent. S’en
prendre à la « gauche des allocs » n’est-ce pas
s’engouffrer dans la veine néolibérale qui préconise le démantèlement de la
protection sociale pour sauver les emplois ? Fabien Roussel sait
qu’il joue sur les mots et se défend d’être le pourfendeur des acquis sociaux,
mais il entretient dans l’esprit des Français, qu’il le veuille ou non, une
confusion qui obscurcit le débat.
Cette expression est également dangereuse car elle laisse
entendre qu’il y aurait dans notre pays une catégorie d’assistés heureux, ayant
délibérément choisi de vivre aux crochets des autres et de la collectivité. La
gauche, par le soutien qu’elle entend apporter aux plus démunis, encouragerait
cette catégorie d’oisifs invétérés, prompte à profiter du système. Que les
allocataires de minima sociaux puissent à la longue, après avoir accumulé de
nombreuses difficultés, rationaliser leur dépendance à l’égard des services
sociaux et accepter cette situation comme pis-aller est une chose, que l’on
fasse du processus qui les conduit à l’assistance un choix délibéré de leur
part, guidé par une aspiration à la paresse, en est une autre.
Les enquêtes montrent que ces allocataires accèdent à
leurs droits en éprouvant le sentiment partagé de soulagement et de
frustration. Soulagement parce que l’aide reçue permet tant bien que mal de
survivre, mais frustration tout que même parce qu’elle reste modique et ne
permet pas de sortir de la pauvreté, frustration aussi du fait de la culpabilisation
incessante des assistés. Faut-il rappeler que le montant du RSA ne suffit pas
pour vivre correctement, une fois payé les charges du logement et les factures
d’électricité et de gaz, et qu’il est le plus souvent nécessaire pour les
allocataires de le compléter en s’adressant à des associations caritatives qui
distribuent des aides alimentaires ? Si bénéficier d’un revenu minimum est
une telle aubaine, comment expliquer alors qu’un tiers des allocataires
potentiels du RSA n’y a pas recours ?
Le discours sur la « gauche des
allocs » occulte par ailleurs la réalité du marché du travail aux
franges de l’assistance. La frontière entre le travail et l’assistance est
devenue poreuse du fait de la multiplication des emplois précaires qui ne
permettent pas toujours à celles et ceux qui les exercent d’éviter la pauvreté.
Depuis le début des années 2000, plusieurs dispositifs successifs ont contribué
à brouiller cette frontière : la prime pour l’emploi en 2001, le
principe du RSA adopté en 2008 permettant de cumuler un revenu d’activité
et un revenu d’assistance, la prime d’activité en 2016… Autant de mesures
destinées, soit à venir en aide aux travailleurs pauvres, soit à encourager les
allocataires sociaux à travailler à temps très partiel. Elles contribuent ainsi
à créer une catégorie mouvante et incertaine de salariés précaires assistés. La
circulation entre la sphère de l’assistance et celle du travail est aujourd’hui
plus complexe que ne semble l’admettre Fabien Roussel. Nombreux sont aussi les
allocataires du RSA et les chômeurs qui passent de l’une à l’autre. La « gauche
des allocs » n’est pas la gauche qui promeut l’inactivité, mais
celle qui défend aussi bien les travailleurs pauvres en tentant d’améliorer
leur condition que les chômeurs et les allocataires des minima sociaux
confrontés au risque de disqualification sociale. Les mesures adoptées sont
sans doute encore insuffisantes, mais qui, aujourd’hui, pourrait dire qu’elles
sont parfaitement inutiles et contradictoires avec la « gauche du
travail » ?
Enfin, cette expression est inopportune dans le
contexte actuel où se prépare une réforme de l’assurance-chômage, appelée à
restreindre le montant et la durée de l’indemnisation. Les recherches internationales
sur l’expérience du chômage en Europe montrent qu’un haut niveau
d’indemnisation permet aux chômeurs de ne pas tomber subitement dans la
pauvreté et de mieux se préparer à retrouver une vie professionnelle. En
réalité, ils sortent plus rapidement du chômage. Pour réussir à décrocher
un emploi, dans un marché compétitif, il faut être en bonne santé, continuer à
soigner son apparence, entretenir des relations sociales, se déplacer pour des
entretiens d’embauche, autant de pratiques vitales qui représentent un coût
financier et qui nécessitent d’être bien indemnisé. Les pays qui ont un système
d’indemnisation généreux sont aussi ceux qui accompagnent le mieux les chômeurs
dans leur formation et leur insertion professionnelle. Cette voie est celle qui
garantit aux chômeurs la possibilité d’accéder à des emplois décents adaptés à
leur qualification. Les « allocs » du chômage, au sens général de la protection
et de l’insertion, sont donc fondamentales pour retrouver une place dans le
monde du travail.
Il est loin le temps où l’Assemblée Nationale votait à
la quasi-unanimité la loi sur le RMI.
Le 1er décembre 1988, les
communistes avaient adopté ce texte après avoir émis le souhait que le montant
de cette allocation soit plus élevé pour permettre une sortie plus rapide de la
pauvreté. Trois décennies plus tard, changement de discours, Fabien Roussel
semble dénigrer cette conquête sociale en y voyant l’esprit d’une expérience
sociale-démocrate dépassée et en marchant ainsi sur le fil ténu qui risque de faire
basculer le PCF du côté des conservateurs…"
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire