dimanche 5 juin 2022

Wilhelm Reich et Mai 68

 


« Pour le courant libertaire et les trotskistes de la JCR, Wilhelm Reich était une référence avant même les événements de Mai, et il acquiert, dans les années qui suivent, une large audience bien au-delà de ces courants. Ses écrits sont connus par de nombreux militants, la revue Partisans lui consacre plusieurs articles. […]

Chez W. Reich, la lutte pour la libération sexuelle s’inscrit clairement dans la lutte contre le capitalisme, dans la perspective d’une société communiste. Confronté directement au fascisme, W. Reich souligne la dimension psychologique qui entre en jeu dans l’adhésion des masses : les forces réactionnaires et fascistes savent détourner l’énergie pulsionnelle refoulée à leur profit. L’échec des communistes allemands dans leur lutte contre le nazisme renvoie précisément à leur incapacité dans ce domaine. […] Plus globalement, c’est le moralisme implicite au mouvement communiste qui est remis en question. […]

Avec W. Reich, le questionnement de la famille et de la place du père, l’appel à la libération d’une sexualité naturelle réprimée deviennent des thèmes révolutionnaires, et la figure du militant glisse vers celle du pédagogue et du thérapeute. […]

Pour W. Reich, la répression sexuelle est partie intégrante de l’oppression capitaliste. La société empêche l’épanouissement naturel de la sexualité et provoque refoulement, angoisse puis névroses. Cette répression imprègne la morale, la religion, l’éducation… Elle est directement responsable d’une misère sexuelle et psychologique. […]

La famille constitue le lieu central où s’exerce la répression sexuelle et l’influence névrotique des parents. Elle réduit la sexualité féminine à la fonction de reproduction, réprime la sexualité naturelle des enfants. Cette répression sexuelle produit des individus non seulement refoulés mais des êtres soumis, prêts à s’asservir à des chefs. Sexualité réprimée et comportement réactionnaire, selon W. Reich, vont nécessairement de pair. […] La famille autoritaire, ordonnée autour du père, en est le creuset. Avec l’école, elle est un des « ateliers de l’ordre social bourgeois destinés à la fabrication de sujets sages et obéissants ». Elle est la « cellule réactionnaire centrale », le « berceau des hommes réactionnaires et conservateurs ». […]

Contrairement à ce qu’ont prétendu les détracteurs de W. Reich, la libération sexuelle n’aboutit pas chez lui à une pure apologie de la jouissance : « Il va de soi que nous refusons la sexualité physique bourgeoise, l’acte sexuel dépourvu de toute relation de camaraderie et de tendresse, ne servant qu’à la décharge sexuelle et accompli sans tenir compte compte de la personne et de l’endroit. Ce n’est rien d’autre que de la morale bourgeoise avec un signe renversé. »

[…] La « sexualité complète et saine » exclut la perversion, implique des sentiments de tendresse et d’amitié. Dans cette vision de l’être humain, l’agressivité et la haine ne sont que des facteurs dérivés causés par la répression et le refoulement qu’elle engendre. […]

[En URSS] L’objectif essentiel de l’autogouvernement social n’a pas été réalisé. […] Le constat se veut sans concession et va à l’encontre de toutes les idées reçues, y compris celles des révolutionnaires : il ne s’agit pas seulement de changer les conditions économiques […] Le maintien et le renforcement d’un appareil d’Etat autoritaire en URSS sont une « conséquence directe de l’inaptitude des masses laborieuses à mener leurs propres affaires, à s’administrer et à se contrôler elles-mêmes ». […] [Ce diagnostic] n’implique nulle conception pessimiste de l’homme et de l’histoire. […] [La] peur de la liberté est la marque par imprégnation des structures de l’Etat autoritaire sur les individus. Elle n’est pas à rechercher dans une « nature » ou une condition humaine, pas plus qu’en une dimension psychique d’intériorité qui révélerait une division structurelle du sujet. Si cette peur de la liberté et de la responsabilité s’est faite au cours de l’histoire, « pour cette même raison, elle peut parfaitement être modifié » […] Une authentique « démocratie du travail » doit intégrer la psychanalyse comme arme de désaliénation, et pourra ainsi permettre aux individus et à la société de devenir réellement autonomes. […]

Il ne s’agit pas [pour les révolutionnaires] de leur donner des directives [aux masses], mais de les aider à devenir libres.

[…] Si la référence à Reich n’est pas toujours explicite, son programme prométhéen inspirera largement les mouvements radicaux des années soixante-dix, et au premier chef le courant féministe, né dans la mouvance du courant libertaire. » (pp.283-295)

-Jean-Pierre Le GoffMai 68, l'impossible héritage, La Découverte / Poche, 2006 (1998 pour la première édition), 486 pages. 

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