« Pour le courant libertaire et les trotskistes
de la JCR, Wilhelm Reich était une référence avant même les événements de Mai,
et il acquiert, dans les années qui suivent, une large audience bien au-delà de
ces courants. Ses écrits sont connus par de nombreux militants, la revue Partisans lui consacre plusieurs
articles. […]
Chez W. Reich, la lutte pour la libération sexuelle
s’inscrit clairement dans la lutte contre le capitalisme, dans la perspective
d’une société communiste. Confronté directement au fascisme, W. Reich souligne
la dimension psychologique qui entre en jeu dans l’adhésion des masses :
les forces réactionnaires et fascistes savent détourner l’énergie pulsionnelle
refoulée à leur profit. L’échec des communistes allemands dans leur lutte
contre le nazisme renvoie précisément à leur incapacité dans ce domaine. […]
Plus globalement, c’est le moralisme implicite au mouvement communiste qui est
remis en question. […]
Avec W. Reich, le questionnement de la famille et de
la place du père, l’appel à la libération d’une sexualité naturelle réprimée
deviennent des thèmes révolutionnaires, et la figure du militant glisse vers
celle du pédagogue et du thérapeute. […]
Pour W. Reich, la répression sexuelle est partie
intégrante de l’oppression capitaliste. La société empêche l’épanouissement
naturel de la sexualité et provoque refoulement, angoisse puis névroses. Cette
répression imprègne la morale, la religion, l’éducation… Elle est directement
responsable d’une misère sexuelle et psychologique. […]
La famille constitue le lieu central où s’exerce la
répression sexuelle et l’influence névrotique des parents. Elle réduit la
sexualité féminine à la fonction de reproduction, réprime la sexualité
naturelle des enfants. Cette répression sexuelle produit des individus non
seulement refoulés mais des êtres soumis, prêts à s’asservir à des chefs.
Sexualité réprimée et comportement réactionnaire, selon W. Reich, vont
nécessairement de pair. […] La famille autoritaire, ordonnée autour du père, en
est le creuset. Avec l’école, elle est un des « ateliers de l’ordre social
bourgeois destinés à la fabrication de sujets sages et obéissants ». Elle
est la « cellule réactionnaire centrale », le « berceau des
hommes réactionnaires et conservateurs ». […]
Contrairement à ce qu’ont prétendu les détracteurs de
W. Reich, la libération sexuelle n’aboutit pas chez lui à une pure apologie de
la jouissance : « Il va de soi que nous refusons la sexualité
physique bourgeoise, l’acte sexuel dépourvu de toute relation de camaraderie et
de tendresse, ne servant qu’à la décharge sexuelle et accompli sans tenir
compte compte de la personne et de l’endroit. Ce n’est rien d’autre que de la
morale bourgeoise avec un signe renversé. »
[…] La « sexualité complète et saine »
exclut la perversion, implique des sentiments de tendresse et d’amitié. Dans
cette vision de l’être humain, l’agressivité et la haine ne sont que des
facteurs dérivés causés par la répression et le refoulement qu’elle engendre.
[…]
[En URSS] L’objectif essentiel de l’autogouvernement
social n’a pas été réalisé. […] Le constat se veut sans concession et va à
l’encontre de toutes les idées reçues, y compris celles des
révolutionnaires : il ne s’agit pas seulement de changer les conditions
économiques […] Le maintien et le renforcement d’un appareil d’Etat autoritaire
en URSS sont une « conséquence directe de l’inaptitude des masses
laborieuses à mener leurs propres affaires, à s’administrer et à se contrôler
elles-mêmes ». […] [Ce diagnostic] n’implique nulle conception pessimiste
de l’homme et de l’histoire. […] [La] peur de la liberté est la marque par
imprégnation des structures de l’Etat autoritaire sur les individus. Elle n’est
pas à rechercher dans une « nature » ou une condition humaine, pas
plus qu’en une dimension psychique d’intériorité qui révélerait une division
structurelle du sujet. Si cette peur de la liberté et de la responsabilité
s’est faite au cours de l’histoire, « pour cette même raison, elle peut
parfaitement être modifié » […] Une authentique « démocratie du
travail » doit intégrer la psychanalyse comme arme de désaliénation, et
pourra ainsi permettre aux individus et à la société de devenir réellement
autonomes. […]
Il ne s’agit pas [pour les révolutionnaires] de leur
donner des directives [aux masses], mais de les aider à devenir libres.
[…] Si la référence à Reich n’est pas toujours
explicite, son programme prométhéen inspirera largement les mouvements radicaux
des années soixante-dix, et au premier chef le courant féministe, né dans la
mouvance du courant libertaire. » (pp.283-295)
-Jean-Pierre Le Goff, Mai 68, l'impossible héritage, La Découverte / Poche, 2006 (1998 pour la première édition), 486 pages.
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