« On n'a pas fini de parler de la Révolution russe, de ses problèmes, de sa dégénérescence, du régime qu'elle a finalement produit. Et comment pourrait-on en finir ? En elle se combinent, de toutes les révoltes de la classe ouvrière, la seule victorieuse, et de tous ses échecs, le plus profond et le plus révélateur. Que la Commune de Paris ait été écrasée en 1871 ou celle de Budapest en 1956, cela nous apprend que les ouvriers insurgés rencontrent des problèmes d'organisation et de politique immensément difficiles, que leur insurrection peut se trouver isolée, que les classes dominantes ne reculent devant aucune violence, aucune barbarie lorsqu'il s'agit de sauver leur pouvoir. Mais la Révolution russe nous oblige à réfléchir non seulement sur les conditions d'une victoire du prolétariat, mais aussi sur le contenu et le sort possible de cette victoire, sur sa consolidation et son développement, sur les germes d'un échec dont la portée dépasse infiniment la victoire des Versaillais, de Franco ou des blindés de Khrouchtchev. Parce qu'elle a écrasé les Armées blanches, mais succombé à la bureaucratie qu'elle a elle-même engendrée, la Révolution russe nous met en face de problèmes d'une nature autre que la tactique et les méthodes de l'insurrection armée ou l'appréciation correcte du rapport des forces. Elle nous oblige à réfléchir sur la nature du pouvoir des travailleurs et sur ce que nous entendons par socialisme. Aboutissant à un régime où la concentration de l'économie, le pouvoir totalitaire des dirigeants et l'exploitation des travailleurs ont été poussés à la limite, produisant en somme le degré extrême de centralisation du capital et de sa fusion avec l'État, elle nous fait apercevoir ce qui a été et reste encore la forme à certains égards la plus achevée, la plus « pure » de la société d'exploitation moderne. Incarnant le marxisme pour la première fois dans l'histoire, pour faire aussitôt voir dans cette incarnation un monstre défiguré, elle nous le fait comprendre autant et plus qu'elle ne peut être comprise par lui. Le régime qu'elle a produit est devenu la pierre de touche de toutes les idées en cours, du marxisme classique sans doute mais des idéologies bourgeoises tout autant, ruinant l'un là où il le réalisait, faisant triompher la substance la plus profonde des autres à travers les démentis qu'il leur infligeait. Il n'a pas fini, par son extension sur un tiers du monde, par les révoltes ouvrières qui l'ont contesté depuis dix ans, par ses tentatives d'auto-réforme, par son éclatement présent entre un pôle russe et un pôle chinois, de poser les questions les plus actuelles, d'être le révélateur le plus évident en même temps que le plus énigmatique de l'histoire mondiale. Le monde où nous vivons, où nous réfléchissons, où nous agissons, a été mis sur ses rails en octobre 1917 par les ouvriers et les bolcheviques de Petrograd. » (pp.191-192)
« Comment une révolution ouvrière peut-elle donner naissance à une
bureaucratie, et comment cela s'est-il produit en Russie, nous l'avons examinée
sous sa forme théorique, mais nous ne l'avons que peu abordée sous l'angle de
l'histoire concrète. C'est qu'il y a, en effet, une difficulté presque
insurmontable à étudier de près cette période obscure entre toutes, d'octobre
1917 à mars 1921, où s'est joué le sort de la révolution. Le problème qui nous
intéresse au premier chef est en effet celui-ci : dans quelle mesure les ouvriers
russes ont-ils essayé de prendre sur eux la direction de la société, la gestion
de la production, la régulation de l'économie, l'orientation de la politique ?
Quelles ont été leur conscience des problèmes, leur activité autonome ? Quelle
a été leur attitude face au Parti bolchevique, face à la bureaucratie naissante
? Or ce ne sont pas les ouvriers qui écrivent l'histoire, ce sont toujours les autres. Et ces autres, quels qu'ils
soient, n'existent historiquement que parce que les masses sont passives, ou actives
simplement pour les soutenir, et c'est ce qu'ils affirmeront en toute occasion
; la plupart du temps, ils n'auront même pas des yeux pour voir et des oreilles
pour entendre les gestes et les paroles qui traduisent cette activité autonome.
Dans le meilleur des cas, ils la porteront aux nues aussi longtemps qu'elle
coïncide miraculeusement avec leur propre ligne, pour la condamner radicalement
et lui imputer les mobiles les plus infâmes dès qu'elle s'en écarte. Ainsi
Trotski décrit en termes grandioses les ouvriers anonymes de Petrograd allant
au devant du parti bolchevique ou se mobilisant d'eux-mêmes pendant la guerre
civile, mais qualifie de maquereaux et d'agents de l'état-major français les
insurgés de Kronstadt. Les catégories, les cellules cérébrales si l'on ose
dire, nécessaires pour la comprendre, même pour l'enregistrer comme telle, leur
font défaut : une activité qui n'est pas instituée, qui n'a ni chef ni
programme, n'a pas de statut, elle n'est même pas percevable clairement sinon
sous le mode du « désordre » et des « troubles ». L'activité autonome des
masses appartient par définition au refoulé de l'histoire.
Ainsi, ce n'est pas seulement que l'enregistrement
documentaire des phénomènes qui nous intéressent le plus dans cette période
soit fragmentaire, ou même qu'il ait été systématiquement supprimé et continue
de l'être par la bureaucratie triomphante. C'est qu'il est orienté et sélectif
à un degré infiniment plus profond que tout autre témoignage historique. La
rage réactionnaire des témoins bourgeois et celle, à peine moins hargneuse, des
sociaux-démocrates ; le délire anarchiste ; l'historiographie officielle,
périodiquement récrite suivant les besoins de la bureaucratie ; et celle de la
tendance trotskiste, exclusivement soucieuse de se justifier après coup et de
cacher son rôle dans les premières étapes de la dégénérescence, se rencontrent
tous pour ignorer les signes de l'activité autonome des masses pendant cette
période, ou, à la rigueur, pour « démontrer » qu'il était a priori impossible qu'elle existe.
Le texte d'Alexandra Kollontaï apporte, à cet égard,
des informations d'une valeur inestimable. D'abord par les indications directes
qu'il fournit sur les attitudes et les réactions des ouvriers russes face à la
politique du parti bolchevique. Ensuite et surtout, en montrant qu'une large
fraction de la base ouvrière du parti avait conscience du processus de
bureaucratisation en cours, et se dressait contre lui. Il n'est plus
possible, après avoir lu ce texte, de continuer à présenter la Russie de 1920
comme un chaos, un amoncellement de ruines, où le prolétariat était pulvérisé
et où les seuls éléments d'ordre étaient la pensée de Lénine et la « volonté de
fer » des bolcheviques. Les ouvriers voulaient quelque chose, et ils l'ont
montré, dans le parti par l'Opposition ouvrière, hors du parti par les
grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt. Il a fallu que l'une et les
autres soient écrasées par Lénine et Trotski pour que Staline puisse par la
suite triompher. »
« A la question : comment la Révolution russe
a-t-elle pu produire un régime bureaucratique ? la réponse courante, mise en
avant par Trotski (et volontiers reprise depuis longtemps par les compagnons de
route du stalinisme, et aujourd'hui par les khrouchtchéviens eux-mêmes pour «
expliquer » les « déformations bureaucratiques du régime socialiste ») est
celle-ci: la révolution a eu lieu dans un pays arriéré, qui de toute façon
n'aurait pas pu construire le socialisme tout seul ; elle s'est trouvée isolée
par l'échec de la révolution en Europe, et notamment en Allemagne, entre 1919
et 1923 ; au surplus le pays a été complètement dévasté par la guerre civile.
Cette réponse ne mériterait pas que l'on s'y arrête,
n'était l'acceptation générale qu'elle rencontre, et le rôle mystificateur
qu'elle joue. Car elle est complètement à côté de la question. L'arriération,
l'isolement et la dévastation du pays, faits en eux-mêmes incontestables,
auraient pu tout aussi bien expliquer une défaite pure et simple de la
révolution, une restauration du capitalisme classique. Mais ce que l'on
demande, c'est pourquoi précisément il n'y a pas eu défaite pure et simple,
pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s'est
effondrée de l'intérieur, pourquoi elle a « dégénéré » sous cette forme précise
qui a conduit au pouvoir de la bureaucratie. La réponse de Trotski, pour
utiliser une métaphore, est comme si l'on disait : cet individu a fait une
tuberculose parce qu'il était terriblement affaibli. Mais étant affaibli il aurait
pu mourir, ou faire une autre maladie ; pourquoi a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu'il s'agit
d'expliquer, dans la dégénérescence de la révolution russe, c'est précisément
la spécificité de cette
dégénérescence comme dégénérescence bureaucratique,
et cela ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux que
l'arriération ou l'isolement. […]
Au demeurant, le fait que depuis bientôt vingt ans le
régime bureaucratique a largement débordé les frontières de la Russie, qu'il
s'est installé dans des pays que l'on ne pourrait nullement qualifier
d'arriérés (Tchécoslovaquie ou Allemagne de l'Est), que l'industrialisation qui
a fait de la Russie la deuxième puissance mondiale n'a nullement affaibli comme
telle la bureaucratie, montre que toute discussion en termes d'« arriération »,
d'« isolement», etc., est purement et simplement anachronique.
Si nous voulons comprendre l'émergence de la bureaucratie comme couche gestionnaire de plus en plus prépondérante dans le monde contemporain, nous sommes obligés de constater immédiatement que, paradoxalement, elle apparaît aux deux limites du développement social, à savoir : d'un côté, comme le produit organique de la maturation de la société capitaliste, d'un autre côté, comme une « réponse forcée » des sociétés arriérées au problème de leur passage à l'industrialisation.
Dans le premier
cas, l'émergence de la bureaucratie ne présente pas de mystère. La
concentration de la production conduit nécessairement à l'apparition au sein
des entreprises d'une couche qui doit assumer collectivement la gestion
d'ensembles économiques immenses, tâche qui dépasse qualitativement les
possibilités d'un propriétaire individuel. Le rôle croissant de l'État, dans le
domaine économique mais aussi graduellement dans les autres, conduit à la fois
à l'extension quantitative et à un changement qualitatif de l'appareil
bureaucratique de l'État. À l'autre pôle de la société, le mouvement ouvrier
dégénère en se bureaucratisant, se bureaucratise en s'intégrant à l'ordre
établi et ne peut s'y intégrer qu'en se bureaucratisant. Ces divers éléments
constitutifs de la bureaucratie – technico-économique, politico-étatique, «
ouvrière » - cohabitent tant bien que mal entre eux et avec les éléments
proprement « bourgeois » (propriétaires des moyens de production), mais
l'évolution tend constamment à accroître leur poids dans la direction de la
société. En ce sens, on peut dire que l'émergence de la bureaucratie correspond
à une phase « ultime » de la concentration du capital, que la bureaucratie personnifie
ou incarne le capital pendant cette phase, au même titre que la bourgeoisie
lors de la phase précédente. […]
Dans le deuxième cas, la bureaucratie émerge, si l'on
peut dire, du vide même de la société considérée. Il est certain que, dans la
presque totalité des sociétés arriérées, les anciennes couches dominantes
s'avèrent incapables d'entreprendre l'industrialisadon du pays, que le capital
étranger ne crée, dans le « meilleur » des cas, que des enclaves d'exploitation
moderne, que la bourgeoisie nationale, tardivement née, n'a ni la force ni le
courage nécessaires pour entreprendre ce bouleversement de fond en comble des
anciennes structures sociales qu'exigerait la modernisation. Ajoutons que, de
ce fait même, le prolétariat national est trop faible pour jouer le rôle que
lui assigne le schéma de la « révolution permanente », c'est-à-dire pour
éliminer les anciennes couches dominantes et entre-prendre une transformation
qui conduise, de façon ininterrompue, de l'étape « bourgeoise-démocratique » à
l'étape socialiste.
Que peut-il se passer alors ? La société arriérée peut
rester dans sa stagnation - et elle y reste, pendant un temps plus ou moins
long (c'est encore le cas aujourd'hui d'u n grand nombr e de pays arriérés,
anciens ou nouvellement constitués en Etats). Mais cette stagnation signifie en
fait une dégradation en tout cas relative, et parfois même absolue, de la
situation économique et sociale, et une rupture de l'équilibre précédent.
Aggravée presque toujours par des facteurs apparemment « accidentels » mais en
fait inévitables dans leur récurrence et qui trouvent une résonance infiniment
accrue dans une société déstructurée, chaque rupture d'équilibre devient une
crise, qui se trouve souvent combinée à une composante « nationale ». Le résultat
peut être une lutte sociale-nationale ouverte et longue (Chine, Algérie, Cuba,
Indochine) ou un coup d'État, presque fatalement militaire (Égypte). Les deux
cas présentent des différences immenses, mais aussi un point commun.
Dans le premier cas, la direction politico-militaire
de la lutte s'érige graduellement en couche autonome qui gère la « révolution »
et, après la victoire, la reconstruction du pays - en vue de quoi elle
s'adjoint naturellement tous les éléments ralliés des anciennes couches privilégiées,
sélectionne des éléments dans les masses et constitue, en même temps que
l'industrie du pays, la pyramide hiérarchique qui en sera l'ossature sociale.
Cette industrialisation se fait, bien entendu, selon les méthodes classiques de
l'accumulation primitive, par l'exploitation intense des ouvriers et encore
plus des paysans et l'entrée pratiquement forcée de ces derniers dans l'armée
industrielle de travail. Dans le deuxième cas, la bureaucratie
étatique-militaire, tout en jouant un rôle de tutelle à l'égard des couches
privilégiées, ne les élimine pas radicalement ni l'état de choses qu'elles
incarnent - aussi peut-on prévoir presque toujours que la transformation
industrielle du pays n'aboutira pas sans une nouvelle convulsion violente. Mais
dans les deux cas, ce que l'on constate c'est que la bureaucratie joue
effectivement ou tend à jouer le rôle de substitut de la bourgeoisie dans ses
fonctions d'accumulation primitive.
Il faut noter que cette bureaucratie fait effectivement éclater les catégories
traditionnelles du marxisme. En aucun sens on ne peut dire que cette
nouvelle couche sociale s'est constituée et a grandi au sein de la société précédente,
ni qu'elle naît d'un nouveau mode de production dont le développement était
devenu incompatible avec le maintien des anciennes formes de vie économique et
sociale. C'est elle, au contraire, qui fait naître ce nouveau mode de
production dans la société considérée ; elle-même ne naît pas à partir du
fonctionnement normal de la société, mais à partir de l'incapacité de
fonctionner de cette société. Son origine est, presque sans métaphore, le vide
social : ses racines historiques ne plongent que dans l'avenir. Il n'y a
évidemment aucun sens à dire que la bureaucratie chinoise est le produit de
l'industrialisation du pays, lorsqu'on pourrait dire, avec infiniment plus de
raison, que l'industrialisation de la Chine est le produit de l'accession de la
bureaucratie au pouvoir. Cette antinomie ne peut se dépasser
qu'en constatant qu'à l'époque actuelle, et à défaut d'une solution révolutionnaire
à une échelle internationale, u n pays arriéré ne peut s'industrialiser qu'en
se bureaucratisant.
Dans le cas de la Russie, si la bureaucratie se trouve
après coup avoir réalisé la « fonction historique » de la bourgeoisie d'autrefois
ou de la bureaucratie d'un pays arriéré aujourd'hui ; si donc, pour autant,
elle peut jusqu'à un certain point être assimilée à cette dernière, les
conditions de sa naissance sont différentes - précisément parce que la Russie
en 1917 n'était pas simplement un pays « arriéré », mais un pays qui, à côté de
son arriération, présentait un développement capitaliste bien affirmé (la
Russie de 1913 était la cinquième puissance industrielle mondiale), si bien
affirmé qu'elle a été précisément le théâtre d'une révolution du prolétariat se
réclamant du socialisme (longtemps avant que ce mot ne soit arrivé à signifier
n'importe quoi et rien du tout). La première bureaucratie à être devenue
classe dominante dans sa société, la bureaucratie russe, apparaît précisément
comme le produit final d'une révolution
dont tout le monde pensait qu'elle avait donné le pouvoir au prolétariat. Elle
représente donc un troisième type, en fait le premier à émerger clairement
dans l'histoire moderne, bien spécifique : la bureaucratie qui naît de la
dégénérescence d'une révolution ouvrière, qui est cette dégénérescence - même
si la bureaucratie russe accomplit, dès le départ, des fonctions aussi bien de
« gérant d'un capital centralisé » que de « couche développant par tous les
moyens une industrie moderne ».
Mais en quel sens peut-on dire - compte tenu
précisément de l'évolution ultérieure, compte tenu aussi de ce que la « prise
du pouvoir » en octobre 1917 a été organisée et dirigée par le parti bolchevique
et que dès le premier jour ce pouvoir a été en fait assumé par ce parti - que
la révolution d'octobre a été une révolution prolétarienne, du moins si l'on
refuse d'identifier purement et simplement une classe avec un parti qui se
réclame d'elle ? Pourquoi ne pas dire - comme il n'a pas manqué de gens pour
le dire - qu'il n'y a jamais eu en Russie autre chose que le coup d'État d'un
parti qui, s'étant assuré d'une façon ou d'une autre du soutien du prolétariat,
ne tendait qu'à instaurer sa propre dictature et y a réussi ? […] La
question qui nous importe est celle-ci : la classe ouvrière russe a-t-elle
joué un rôle historique propre pendant cette période, ou bien a-t-elle été
simplement l'infanterie mobilisée au service d'autres forces déjà constituées ?
Y est-elle apparue comme un pôle relativement autonome, dans la lutte et le
tourbillon des actions, des formes d'organisation, des revendications et des
idées - ou bien n'a-t-elle été qu'un simple relais d'impulsions venant
d'ailleurs, instrument manié sans grande difficulté ni risque ?
Quiconque a tant soit peu étudié l'histoire de la
révolution russe n'hésitera pas sur la réponse. Petrograd en 1917, et même
après, n'est ni Prague en 1948 ni Canton en 1949. Le rôle indépendant du prolétariat apparaît clairement - même , pour
commencer, par la nature du processus qui fait que les ouvriers remplissent les
rangs du parti bolchevique et lui accordent, majoritairement, un soutien que
rien ni personne ne pouvait leur extorquer ou leur imposer à l'époque; par le
rapport qui les relie à ce parti; par le poids, qu'ils assument spontanément,
de la guerre civile. Mais surtout par les actions autonomes qu'ils
entreprennent - déjà en février, déjà en juillet 1917, et plus encore après
Octobre, en expropriant les capitalistes sans ou contre la volonté du Parti, en
organisant eux-mêmes la production ; enfin, par les organes autonomes qu'ils
constituent, Soviets et particulièrement Comités de fabrique. Le succès de la
révolution n'a été possible que par la convergence de l'immense mouvement de
révolte totale des masses ouvrières, de leur volonté de changer leurs
conditions d'existence, de se débarrasser des patrons et du Tsar, d'un côté -
et de l'action du parti bolchevique, de l'autre côté. Dire que seul le
parti bolchevique pouvait, fin octobre 1917, donner une expression articulée et
un objectif intermédiaire précis (le renversement du Gouvernement provisoire)
aux aspirations des ouvriers, des paysans et des soldats, ce qui est vrai, ne
signifie nullement que ces ouvriers étaient une infanterie passive. Sans ces
ouvriers, dans ses rangs et hors de ses rangs, le parti n'était rien, ni
physiquement ni politiquement. Sans la pression de leur radicalisation
croissante, il n'aurait même pas adopté une ligne révolutionnaire. Et à
aucun moment, même de longs mois après la prise du pouvoir, on ne peut dire que
le parti « contrôlait » les mouvements de la masse ouvrière.
Mais cette convergence, qui culmine effectivement dans
le renversement du Gouvernement provisoire et la constitution d'un gouvernement
à prédominance bolchevique, se révèle passagère. Les signes de l'écart entre le parti et les masses apparaissent relativement
très tôt, même si, par sa nature même, un tel écart ne peut pas être
saisi avec la netteté qu'on demande à des tendances politiques organisées.
Il est certain que les ouvriers attendaient de la
révolution un changement total de leurs conditions d'existence. Ils attendaient
sans doute une amélioration matérielle - mais savaient très bien que cette
amélioration ne pouvait pas être immédiate. Seuls des esprits bornés peuvent
relier la révolution essentiellement à ce facteur - et la désillusion
ultérieure des ouvriers à l'incapacité du nouveau régime de satisfaire ces
espoirs d'amélioration matérielle. La révolution était partie, d'une certaine
façon, en demandant du pain ; mais, déjà
longtemps avant Octobre, elle avait dépassé la question du pain, elle avait
engagé la passion totale des hommes. Pendant plus de trois ans, les ouvriers
russes ont supporté sans broncher les plus extrêmes privations matérielles,
tout en fournissant l'essentiel des contingents qui devaient battre les armées
blanches. Il s'agissait pour eux de se libérer de l'oppression de la classe
capitaliste et de son État. S'étant organisés dans les Soviets et dans les Comités
de fabrique, ils trouvaient inconcevable, déjà avant mais surtout après
Octobre, que l'on ne chasse pas les capitalistes - et de ce fait même, étaient
amenés à découvrir qu'ils avaient à organiser et à gérer la production
eux-mêmes. Et ce sont eux qui ont exproprié de leur propre chef les
capitalistes, à l'encontre de la ligne du parti bolchevique (le décret de
nationalisation de l'été 1918 n'a été que la ratification d'un état de fait) et
qui ont remis en marche les usines.
Pour
le parti bolchevique, il ne s'agit pas du tout de cela.
Pour autant que sa ligne se précise après Octobre (contrairement à la
mythologie répandue par staliniens et trotskistes ensemble, on peut montrer
facilement, textes en main, qu'avant et après Octobre le parti bolchevique est
dans le noir le plus total quant à ce qu'il veut faire après la prise du
pouvoir), elle vise à instaurer en
Russie une économie « bien organisée » selon le modèle capitaliste de l'époque,
un « capitalisme d'État » (l'expression revient sans cesse sous la plume de
Lénine), à laquelle sera superposé un pouvoir politique « ouvrier » - du fait
qu'il sera exercé par le parti des ouvriers, le parti bolchevique. Le «
socialisme » (qui implique effectivement, Lénine l'écrit sans hésiter, la «
direction collective de la production ») viendra après…
Et il ne s'agit pas seulement d'une « ligne », de
quelque chose de simplement dit ou pensé. Pour ce qui est de la mentalité profonde
et de l'attitude réelle, le parti est pénétré, de haut en bas, de la conviction
indiscutable qu'il doit diriger au sens plein du terme. Cette conviction,
existant déjà longtemps avant la révolution (comme le montre Trotski en parlant
de la mentalité des « comitards » dans sa biographie de Staline), est d'ailleurs
partagée à l'époque par tous les socialistes (à quelques exceptions près,
comme Rosa Luxembourg, la tendance Gorter-Pannekoek en Hollande et les
« communistes de gauche » en Allemagne). Conviction qui va être immensément
renforcée par la prise du pouvoir, la guerre civile, la consolidation du
pouvoir du parti, et que Trotski exprimera clairement, à l'époque, en
proclamant les « droits d'aînesse du Parti ».
Cette mentalité n'est pas qu'une mentalité : elle
devient presque immédiatement après la prise du pouvoir une situation sociale
réelle. Individuellement les membres du parti assument les postes dirigeants
dans toutes les sphères de la vie sociale - en partie, certes, « parce qu'on ne
peut pas faire autrement », et cela veut dire à son tour : parce que tout ce
que le parti fait, fait qu'on ne peut pas faire autrement.
Collectivement, la seule instance réelle de pouvoir
c'est le parti, et, déjà très tôt, les sommets du parti. Les Soviets sont
réduits, aussitôt après la prise du
pouvoir, à des institutions purement décoratives (il suffit de voir que
leur rôle a été absolument nul pendant toutes les discussions qui ont précédé
la paix de Brest-Litovsk déjà au début de 1918). S'il est vrai que l'existence
sociale réelle des hommes détermine leur conscience, il est dès ce moment
illusoire de demander au parti bolchevique d'agir autrement que d'après la
situation sociale réelle qui est la sienne, à savoir d'organe dirigeant qui a
désormais sur cette société un point de vue qui n'est pas nécessairement celui
que cette société a sur elle-même.
A cette évolution, ou plutôt : à cette soudaine révélation de l'essence du parti bolchevique, les ouvriers n'opposent pas de résistance. Du moins, nous n'en possédons pas de signe direct. Entre l'expulsion des capitalistes et la remise en marche des usines, au début de la période révolutionnaire, et les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt, à sa fin (hiver 1920-1921), nous ne connaissons pas de manifestation articulée d'activité autonome des ouvriers. La guerre civile et la mobilisation militaire continue de cette période, la gravité des questions pratiques immédiates (production, ravitaillement etc.), l'obscurité des problèmes - et sans doute, avant tout, la confiance des ouvriers envers le parti -, l'expliquent. Il y a certainement deux éléments dans l'attitude des ouvriers à cet égard. D'un côté, l'aspiration à se débarrasser de toute domination, à prendre entre leurs mains la direction de leurs affaires ; d'un autre côté, la tendance à déléguer le pouvoir à ce parti qui venait de prouver qu'il était le seul irréconciliablement opposé aux capitalistes et menait la guerre contre eux. L'opposition, la contradiction entre ces deux éléments n'était pas et, serait-on tenté de dire, ne pouvait pas être clairement perçue à l'époque.
Elle
le fut pourtant, et à un degré avancé, au sein du parti lui-même. Dès le début de 1918, et jusqu'à
l'interdiction des fractions (mars 1921), il se forme dans le parti bolchevique
des tendances qui expriment avec une clairvoyance et une netteté parfois
étonnantes l'opposition à la ligne bureaucratique du parti et à sa
bureaucratisation très rapide. Ce sont les « Communistes de gauche » (début
1918) puis la tendance du « Centralisme démocratique » (1919), enfin l'«
Opposition ouvrière » (1920-1921). On trouvera, dans les Notes historiques que nous publions à la
suite du texte d'Alexandra Kollontaï, des précisions sur les idées et
l'activité de ces tendances. En elles, s'expriment à la fois la réaction des
éléments ouvriers du parti - traduisant sans doute aussi les attitudes du
milieu prolétarien extérieur au parti - contre la ligne « capitaliste d'État »
de la direction, et ce que l'on peut appeler l'« autre composante » du
marxisme, celle qui fait appel à l'activité propre des masses et proclame que
l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais
les tendances oppositionnelles sont successivement vaincues, et définitivement
éliminées en 1921, en même temps que la révolte de Kronstadt est écrasée. Les
échos très affaiblis de la critique de la bureaucratie que l'on trouve par la
suite dans l'« Opposition de gauche » (trotskiste) après 1923 n'ont plus la
même signification. Trotski s'oppose à une mauvaise politique de la bureaucratie, et aux excès de son
pouvoir, il ne met jamais en question son essence, et les problèmes soulevés
par les oppositions de 1918-1921 (essentiellement : qui gère la production, et
qu'est-ce que le prolétariat est supposé faire d'autre pendant la « dictature
du prolétariat » que travailler et suivre les directives de « son parti ») lui
resteront étrangers pratiquement jusqu'à la fin.
On est ainsi amené à constater que, contrairement à la
mythologie dominante, la partie essentielle est jouée, et perdue, non pas en
1927, non pas en 1923, non pas même en 1921, mais beaucoup plus tôt, pendant la
période 1918-1920. Déjà en 1921, il eût fallu une révolution au sens plein du
terme pour rétablir la situation, et une révolte comme celle de Kronstadt,
l'événement l'a prouvé, était insuffisante pour modifier quoi que ce soit
d'essentiel. Ce coup de semonce a conduit le parti bolchevique à redresser des
aberrations relatives à d'autres problèmes (essentiellement à l'égard de la
paysannerie et des rapports de l'économie urbaine et de l'économie agraire) et
a donc amené une atténuation des tensions dues à l'effondrement économique et
un début de reconstruction de la production. Mais cette reconstruction était
déjà bien placée sur les rails du capitalisme bureaucratique.
C'est, en effet, entre 1917 et 1920 que le parti
bolchevique s'installe solidement au pouvoir, au point qu'il ne pourrait plus
en être délogé que par la force des armes. Et c'est dès le début de cette
période que les incertitudes de sa ligne sont éliminées, les ambiguïtés levées,
les contradictions résolues. Dans le nouvel Etat, le prolétariat doit
travailler, doit se mobiliser, doit le cas échéant mourir pour défendre le nouveau
pouvoir : il doit donner ses éléments les plus « conscients » et les plus «
capables » à « son » Parti, où ils deviendront des dirigeants de la société ;
il doit être « actif et participant » chaque fois qu'on le lui demande , mais
exactement jusqu'au point où le parti le lui demande ; et il doit absolument
s'en remettre au Parti pour l'essentiel. « L'ouvrier - écrit Trotski pendant
cette période dans un ouvrage [Terrorisme et communisme] qui connaît une
immense diffusion en Russie et à l'étranger - ne fait pas de marchandages avec
le gouvernement soviétique ; il est subordonné à l'État, il lui est soumis sous
tous les rapports, du fait que c'est son
État . » Le rôle du prolétariat dans le nouvel État est donc clair : c'est
celui de citoyens enthousiastes et passifs. Et le rôle du prolétariat dans le
travail et la production n'est pas moins clair. En somme, il est le même qu'auparavant, sous le capitalisme - sauf
qu'on sélectionnera des ouvriers qui ont « du caractère et des aptitudes » pour
remplacer les directeurs d'usine en fuite. Ce qui préoccupe le parti
bolchevique pendant cette période, ce n'est pas : comment est-ce que l'on peut
faciliter la prise en mains de la gestion de la production par les
collectivités ouvrières, mais : comment est-ce qu'on parviendra à former le
plus tôt une couche de directeurs et d'administrateurs de l'industrie et de
l'économie ?
La lecture des textes officiels de l'époque ne laisse
subsister à cet égard aucun doute. La
formation d'une bureaucratie comme couche gestionnaire de la production (et
disposant inévitablement de privilèges économiques) a été, pratiquement dès le
début, la politique consciente, honnête et sincère du parti bolchevique, Lénine
et Trotski en tête. Elle était, honnêtement et sincèrement, considérée
comme une politique socialiste - ou, plus exactement, une « technique
administrative » que l'on pouvait mettre au service du socialisme, parce que la
classe d'administrateurs dirigeants de la production resterait sous le contrôle
de la classe ouvrière « personnifiée par son parti communiste ». […] Les chefs
bolcheviques s'exprimaient là-dessus sans aucune hypocrisie, contrairement à
certains de leurs « défenseurs » d'aujourd'hui. « Dans cette substitution du
pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière, écrivait à l'époque Trotski,
il n'y a rien de fortuit, et même, au fond, il n'y a là aucune substitution.
Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il
est tout à fait naturel qu'à une époque où l'Histoire met à l'ordre du jour la
discussion de ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent
les représentants avoués de la classe ouvrière en sa totalité. » On trouvera
facilement des dizaines de citations de Lénine exprimant la même idée.
Le pouvoir incontesté des directeurs dans
les usines, sous le seul « contrôle » (quel contrôle, en réalité ?) du parti.
Le pouvoir incontesté du parti sur la société, sans aucun contrôle. Personne
dès lors ne pouvait empêcher la fusion de ces deux pouvoirs, l'interpénétration
réciproque des deux couches qui les incarnaient, et la consolidation d'une
bureaucratie inamovible dominant tous les secteurs de la vie sociale. Le processus
a pu être accéléré et amplifié par l'entrée dans le parti d'éléments étrangers
au prolétariat, qui volaient au secours de la victoire; mais c'est là une conséquence et non une cause
de l'orientation du parti.
Le moment où l'opposition à cette orientation du parti s'est exprimée en son sein avec le plus de force a été la discussion sur la « question syndicale » (1920-1921), qui a précédé le Dixième Congrès du parti. Sur le plan formel, il s'agissait du rôle des syndicats dans la gestion de la production et de l'économie ; par la force des choses, la discussion a remis sur le tapis les questions, déjà longuement et âprement débattues pendant les deux années précédentes, du « commandement d'un seul » dans les usines et du rôle des « spécialistes ». Le lecteur trouvera, dans le texte même d'Alexandra Kollontaï et dans les Notes historiques qui le suivent, la description des diverses positions en présence.
Brièvement parlant, la direction du parti, Lénine en
tête, réaffirmait que la gestion de la production devait être confiée à des
administrateurs individuels (« spécialistes » bourgeois ou ouvriers
sélectionnés pour leurs « aptitudes et capacités ») sous contrôle du parti, que
les syndicats devaient assurer les tâches d'éducation des ouvriers et de
défense des ouvriers à l'égard des directeurs de la production et de l'État.
Trotski demandait une subordination complète des syndicats à l'État, leur
transformation en appendices et organes de l'État (et du parti), toujours à
partir du même raisonnement : puisque nous sommes en un État ouvrier, l'État et
les ouvriers sont une seule et même chose, donc les ouvriers n'ont pas besoin
d'un organe séparé pour les défendre contre « leur » État. L'Opposition
ouvrière demandait que la gestion de la production et de l'économie soit
confiée graduellement aux « collectifs ouvriers » des usines tels qu'ils
étaient organisés dans les syndicats ; que la « direction par un seul » soit
remplacée par la direction collégiale ; que le rôle des spécialistes et techniciens
soit réduit. Elle soulignait que le développement de la production dans les
conditions postrévolutionnaires était un problème essentiellement social et
politique, dont la solution dépendait du déploiement de l'initiative et de la
créativité des masses travailleuses, et non un problème administratif et
technique. Elle dénonçait la bureaucratisation croissante de l'État et du parti
(déjà à cette époque tous les postes responsables de quelque importance étaient
remplis par nomination d'en haut et non par élection), et la séparation
grandissante entre ce dernier et les ouvriers. Il est vrai que, sur certains de
ces points, les idées de l'Opposition étaient confuses et que, dans l'ensemble,
la discussion semble s'être déroulée sur un plan formel, de même que les
réponses apportées, de part et d'autre, étaient des réponses de forme plutôt
que de fond (le fond, d'ailleurs, était déjà décidé autre part que dans les
Congrès du parti). Ainsi l'Opposition (et Kollontaï dans son texte) ne
distinguait pas clairement entre le rôle (indispensable) des spécialistes et
des techniciens en tant que spécialistes et techniciens, sous le contrôle des
ouvriers, et la transformation de ces spécialistes et techniciens en gérants
incontrôlés de la production. Elle développait une critique indifférenciée des
spécialistes et techniciens, prêtant facilement le flanc aux attaques de Lénine
et Trotski, qui avaient beau jeu de montrer qu'il ne peut pas y avoir d'usine
sans ingénieurs - et aboutissaient subrepticement à l'étonnante conclusion que
c'était là une raison suffisante pour confier à ces ingénieurs des pouvoirs
dictatoriaux de gestion sur la totalité du fonctionnement de l'usine. Elle se
battait avec acharnement sur la question du « commandement collégial », opposé
au « commandement d'un seul », ce qui présente un aspect relativement formel
(un commandement collégial peut être tout aussi bureaucratique que le
commandement d'un seul) et laisse dans l'ombre le véritable problème, celui de
la vraie source de l'autorité. […]
Malgré ces faiblesses, malgré cette confusion
relative, l'Opposition ouvrière posait le véritable problème : qui doit gérer
la production dans l'« État ouvrier » ?, et répondait correctement: les
organismes collectifs des travailleurs. Ce que la direction du Parti voulait,
ce qu'elle avait déjà imposé - et là-dessus il n'y avait aucune différence
entre Lénine et Trotski - , c'était une hiérarchie dirigée par en haut. On sait
que cette conception a triomphé. On sait aussi où ce triomphe a conduit. […]
Dans la lutte entre l'Opposition ouvrière et la
direction du parti bolchevique, on assista à la dissociation des deux éléments
contradictoires qui ont paradoxalement coexisté dans le marxisme en général,
dans son incarnation en Russie en particulier. L'Opposition ouvrière fait entendre, pour la dernière fois dans
l'histoire du mouvement marxiste officiel, cet appel à l'activité propre des
masses, cette confiance dans les capacités créatrices du prolétariat, cette
conviction qu'avec la révolution socialiste commence une période vraiment nouvelle
de l'histoire humaine, où les idées de la période précédente ne gardent que peu
de valeur et où l'édifice social doit être reconstruit de fond en comble.
Les thèses de l'Opposition sont une tentative d'incarner ces idées dans un
programme politique concernant le domaine fondamental de la production.
Le
triomphe de l'orientation léniniste, c'est le triomphe de l'autre élément,
qui à vrai dire depuis longtemps, et chez Marx lui-même, était devenu l'élément
prédominant dans la pensée et l'activité socialistes. Ce qui revient
constamment, comme une obsession, à travers tous les textes et discours de
Lénine pendant cette période, c'est l'idée que la Russie doit se mettre à
l'école des pays capitalistes avancés, qu'il n'y a pas trente-six méthodes pour
développer la production et la productivité du travail si l'on veut sortir de
l'arriération et du chaos, qu'il faut adopter la « rationalisation »
capitaliste, les méthodes de direction capitalistes, les « stimulants » au
travail capitalistes. Tout cela, ce ne sont que des « moyens », qui pourraient
apparemment être librement mis au service de cette fin historique radicalement
opposée, la construction du socialisme. C'est ainsi que Trotski, discutant des
mérites du militarisme, en arrive à séparer totalement l'Armée elle-même, sa
structure et ses méthodes, du système social qu'elle sert. Ce qui est
critiquable dans le militarisme bourgeois et dans l'Armée bourgeoise, dit en
substance Trotski, c'est qu'ils sont au service de la bourgeoisie ; autrement,
il n'y aurait rien à y redire. La seule différence, dit-il, réside en ceci : «
qui détient le pouvoir ? ». De même la dictature du prolétariat ne se traduit
pas « par la forme de direction des diverses entreprises ». L'idée que les
mêmes moyens ne peuvent pas être mis indifféremment au service de fins
différentes, qu'il y a un rapport intrinsèque entre les instruments qu'on
utilise et le résultat qu'on obtient, que surtout ni l'Armée ni l'usine ne sont
des simples « moyens » ou « instruments » mais des structures sociales où
s'organisent deux formes fondamentales des rapports entre hommes - la production et la violence -,
qu'on peut y voir en condensé l'expression essentielle du type de relations
sociales qui caractérisent une époque - cette idée, au demeurant parfaitement
banale pour des marxistes, est « oubliée » totalement. Il s'agit de
développer la production, en utilisant les méthodes et les structures qui ont
fourni leurs preuves. Que parmi ces « preuves », la principale était le
développement du capitalisme en tant que système social, qu'une usine produise
non pas tellement des tissus ou de l'acier, mais du prolétariat et du capital,
cela était parfaitement négligé.
Derrière cet « oubli » se cache évidemment autre
chose. Conjoncturellement, il y a certes la préoccupation angoissante de
relever le plus tôt une production et une économie qui s'effondrent. Mais cette
préoccupation ne dicte pas fatalement le choix des « moyens ». S'il apparaît évident aux dirigeants
bolcheviques que les seuls moyens efficaces sont les moyens capitalistes, c'est
qu'ils sont pénétrés de cette conviction que le capitalisme est le seul système
de production efficace et rationnel. Fidèles en ceci à Marx, ils
veulent supprimer la propriété privée, l'anarchie du marché - non pas
l'organisation de la production réalisée par le capitalisme. Ils veulent
modifier l'économie, non pas les rapports de travail et le travail lui-même.
Plus profondément encore, leur philosophie c'est la philosophie du
développement des forces productives, et là encore, ils sont les héritiers
fidèles de Marx - d'un côté de Marx, tout au moins, qui est le côté dominant
dans les œuvres de la maturité. Le développement des forces productives
est, sinon la fin ultime, en tout cas le moyen absolu, au sens que tout le
reste doit en résulter par surcroît, et qu'à ce développement tout doit être
subordonné. […]
Tous les sophismes de Trotski sur le fait que le «
travail libre » n'a jamais existé dans l'histoire et n'existera pas avant le
communisme intégral ne feront oublier à personne la question cruciale : qui établit les normes ? qui contrôle et
sanctionne l'obligation de travailler ? Est-ce les collectivités organisées des
travailleurs ? Ou bien une catégorie sociale spécifique, qui a donc comme
fonction de gérer le travail des autres ? Gérer le travail des autres - c'est le point de départ et le point
d'aboutissement de tout le cycle de l'exploitation. Et cette « nécessité »,
d'une catégorie sociale spécifique qui gère le travail des autres dans la
production, et l'activité des autres dans la politique et la société, d'une
direction séparée des entreprises, et d'un parti dominant l'Etat, le
bolchevisme l'a proclamée dès les premiers jours de son accession au pouvoir,
et a travaillé avec acharnement à l'imposer. On sait qu'il y a réussi. Pour
autant que les idées jouent un rôle dans le développement historique -et elles
jouent, en dernière analyse, un rôle énorme-, l'idéologie bolchevique (et, derrière elle, l'idéologie marxiste) a
été un facteur décisif dans la naissance de la bureaucratie russe. »
(pp.195-212)
-Cornelius Castoriadis, « Le rôle de l’idéologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie », Socialisme ou Barbarie, n°35 (janvier 1964), repris dans Quelle démocratie ? tome 1 (tome 3 des Écrits politiques, 1945-1997), Éditions du Sandre, 2013, 690 pages.
Post-scriptum: ma vidéo de lecture du texte.
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