mercredi 15 juin 2022

Le rôle de l’idéologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie, par Cornelius Castoriadis

 

« On n'a pas fini de parler de la Révolution russe, de ses problèmes, de sa dégénérescence, du régime qu'elle a finalement produit. Et comment pourrait-on en finir ? En elle se combinent, de toutes les révoltes de la classe ouvrière, la seule victorieuse, et de tous ses échecs, le plus profond et le plus révélateur. Que la Commune de Paris ait été écrasée en 1871 ou celle de Budapest en 1956, cela nous apprend que les ouvriers insurgés rencontrent des problèmes d'organisation et de politique immensément difficiles, que leur insurrection peut se trouver isolée, que les classes dominantes ne reculent devant aucune violence, aucune barbarie lorsqu'il s'agit de sauver leur pouvoir. Mais la Révolution russe nous oblige à réfléchir non seulement sur les conditions d'une victoire du prolétariat, mais aussi sur le contenu et le sort possible de cette victoire, sur sa consolidation et son développement, sur les germes d'un échec dont la portée dépasse infiniment la victoire des Versaillais, de Franco ou des blindés de Khrouchtchev. Parce qu'elle a écrasé les Armées blanches, mais succombé à la bureaucratie qu'elle a elle-même engendrée, la Révolution russe nous met en face de problèmes d'une nature autre que la tactique et les méthodes de l'insurrection armée ou l'appréciation correcte du rapport des forces. Elle nous oblige à réfléchir sur la nature du pouvoir des travailleurs et sur ce que nous entendons par socialisme. Aboutissant à un régime où la concentration de l'économie, le pouvoir totalitaire des dirigeants et l'exploitation des travailleurs ont été poussés à la limite, produisant en somme le degré extrême de centralisation du capital et de sa fusion avec l'État, elle nous fait apercevoir ce qui a été et reste encore la forme à certains égards la plus achevée, la plus « pure » de la société d'exploitation moderne. Incarnant le marxisme pour la première fois dans l'histoire, pour faire aussitôt voir dans cette incarnation un monstre défiguré, elle nous le fait comprendre autant et plus qu'elle ne peut être comprise par lui. Le régime qu'elle a produit est devenu la pierre de touche de toutes les idées en cours, du marxisme classique sans doute mais des idéologies bourgeoises tout autant, ruinant l'un là où il le réalisait, faisant triompher la substance la plus profonde des autres à travers les démentis qu'il leur infligeait. Il n'a pas fini, par son extension sur un tiers du monde, par les révoltes ouvrières qui l'ont contesté depuis dix ans, par ses tentatives d'auto-réforme, par son éclatement présent entre un pôle russe et un pôle chinois, de poser les questions les plus actuelles, d'être le révélateur le plus évident en même temps que le plus énigmatique de l'histoire mondiale. Le monde où nous vivons, où nous réfléchissons, où nous agissons, a été mis sur ses rails en octobre 1917 par les ouvriers et les bolcheviques de Petrograd. » (pp.191-192)


« Comment une révolution ouvrière peut-elle donner naissance à une bureaucratie, et comment cela s'est-il produit en Russie, nous l'avons examinée sous sa forme théorique, mais nous ne l'avons que peu abordée sous l'angle de l'histoire concrète. C'est qu'il y a, en effet, une difficulté presque insurmontable à étudier de près cette période obscure entre toutes, d'octobre 1917 à mars 1921, où s'est joué le sort de la révolution. Le problème qui nous intéresse au premier chef est en effet celui-ci : dans quelle mesure les ouvriers russes ont-ils essayé de prendre sur eux la direction de la société, la gestion de la production, la régulation de l'économie, l'orientation de la politique ? Quelles ont été leur conscience des problèmes, leur activité autonome ? Quelle a été leur attitude face au Parti bolchevique, face à la bureaucratie naissante ? Or ce ne sont pas les ouvriers qui écrivent l'histoire, ce sont toujours les autres. Et ces autres, quels qu'ils soient, n'existent historiquement que parce que les masses sont passives, ou actives simplement pour les soutenir, et c'est ce qu'ils affirmeront en toute occasion ; la plupart du temps, ils n'auront même pas des yeux pour voir et des oreilles pour entendre les gestes et les paroles qui traduisent cette activité autonome. Dans le meilleur des cas, ils la porteront aux nues aussi longtemps qu'elle coïncide miraculeusement avec leur propre ligne, pour la condamner radicalement et lui imputer les mobiles les plus infâmes dès qu'elle s'en écarte. Ainsi Trotski décrit en termes grandioses les ouvriers anonymes de Petrograd allant au devant du parti bolchevique ou se mobilisant d'eux-mêmes pendant la guerre civile, mais qualifie de maquereaux et d'agents de l'état-major français les insurgés de Kronstadt. Les catégories, les cellules cérébrales si l'on ose dire, nécessaires pour la comprendre, même pour l'enregistrer comme telle, leur font défaut : une activité qui n'est pas instituée, qui n'a ni chef ni programme, n'a pas de statut, elle n'est même pas percevable clairement sinon sous le mode du « désordre » et des « troubles ». L'activité autonome des masses appartient par définition au refoulé de l'histoire.

Ainsi, ce n'est pas seulement que l'enregistrement documentaire des phénomènes qui nous intéressent le plus dans cette période soit fragmentaire, ou même qu'il ait été systématiquement supprimé et continue de l'être par la bureaucratie triomphante. C'est qu'il est orienté et sélectif à un degré infiniment plus profond que tout autre témoignage historique. La rage réactionnaire des témoins bourgeois et celle, à peine moins hargneuse, des sociaux-démocrates ; le délire anarchiste ; l'historiographie officielle, périodiquement récrite suivant les besoins de la bureaucratie ; et celle de la tendance trotskiste, exclusivement soucieuse de se justifier après coup et de cacher son rôle dans les premières étapes de la dégénérescence, se rencontrent tous pour ignorer les signes de l'activité autonome des masses pendant cette période, ou, à la rigueur, pour « démontrer » qu'il était a priori impossible qu'elle existe.

Le texte d'Alexandra Kollontaï apporte, à cet égard, des informations d'une valeur inestimable. D'abord par les indications directes qu'il fournit sur les attitudes et les réactions des ouvriers russes face à la politique du parti bolchevique. Ensuite et surtout, en montrant qu'une large fraction de la base ouvrière du parti avait conscience du processus de bureaucratisation en cours, et se dressait contre lui. Il n'est plus possible, après avoir lu ce texte, de continuer à présenter la Russie de 1920 comme un chaos, un amoncellement de ruines, où le prolétariat était pulvérisé et où les seuls éléments d'ordre étaient la pensée de Lénine et la « volonté de fer » des bolcheviques. Les ouvriers voulaient quelque chose, et ils l'ont montré, dans le parti par l'Opposition ouvrière, hors du parti par les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt. Il a fallu que l'une et les autres soient écrasées par Lénine et Trotski pour que Staline puisse par la suite triompher. »

« A la question : comment la Révolution russe a-t-elle pu produire un régime bureaucratique ? la réponse courante, mise en avant par Trotski (et volontiers reprise depuis longtemps par les compagnons de route du stalinisme, et aujourd'hui par les khrouchtchéviens eux-mêmes pour « expliquer » les « déformations bureaucratiques du régime socialiste ») est celle-ci: la révolution a eu lieu dans un pays arriéré, qui de toute façon n'aurait pas pu construire le socialisme tout seul ; elle s'est trouvée isolée par l'échec de la révolution en Europe, et notamment en Allemagne, entre 1919 et 1923 ; au surplus le pays a été complètement dévasté par la guerre civile.

Cette réponse ne mériterait pas que l'on s'y arrête, n'était l'acceptation générale qu'elle rencontre, et le rôle mystificateur qu'elle joue. Car elle est complètement à côté de la question. L'arriération, l'isolement et la dévastation du pays, faits en eux-mêmes incontestables, auraient pu tout aussi bien expliquer une défaite pure et simple de la révolution, une restauration du capitalisme classique. Mais ce que l'on demande, c'est pourquoi précisément il n'y a pas eu défaite pure et simple, pourquoi la révolution, après avoir vaincu ses ennemis extérieurs, s'est effondrée de l'intérieur, pourquoi elle a « dégénéré » sous cette forme précise qui a conduit au pouvoir de la bureaucratie. La réponse de Trotski, pour utiliser une métaphore, est comme si l'on disait : cet individu a fait une tuberculose parce qu'il était terriblement affaibli. Mais étant affaibli il aurait pu mourir, ou faire une autre maladie ; pourquoi a-t-il fait cette maladie-là ? Ce qu'il s'agit d'expliquer, dans la dégénérescence de la révolution russe, c'est précisément la spécificité de cette dégénérescence comme dégénérescence bureaucratique, et cela ne peut être fait par le renvoi à des facteurs aussi généraux que l'arriération ou l'isolement. […]

Au demeurant, le fait que depuis bientôt vingt ans le régime bureaucratique a largement débordé les frontières de la Russie, qu'il s'est installé dans des pays que l'on ne pourrait nullement qualifier d'arriérés (Tchécoslovaquie ou Allemagne de l'Est), que l'industrialisation qui a fait de la Russie la deuxième puissance mondiale n'a nullement affaibli comme telle la bureaucratie, montre que toute discussion en termes d'« arriération », d'« isolement», etc., est purement et simplement anachronique.

Si nous voulons comprendre l'émergence de la bureaucratie comme couche gestionnaire de plus en plus prépondérante dans le monde contemporain, nous sommes obligés de constater immédiatement que, paradoxalement, elle apparaît aux deux limites du développement social, à savoir : d'un côté, comme le produit organique de la maturation de la société capitaliste, d'un autre côté, comme une « réponse forcée » des sociétés arriérées au problème de leur passage à l'industrialisation. 

Dans le premier cas, l'émergence de la bureaucratie ne présente pas de mystère. La concentration de la production conduit nécessairement à l'apparition au sein des entreprises d'une couche qui doit assumer collectivement la gestion d'ensembles économiques immenses, tâche qui dépasse qualitativement les possibilités d'un propriétaire individuel. Le rôle croissant de l'État, dans le domaine économique mais aussi graduellement dans les autres, conduit à la fois à l'extension quantitative et à un changement qualitatif de l'appareil bureaucratique de l'État. À l'autre pôle de la société, le mouvement ouvrier dégénère en se bureaucratisant, se bureaucratise en s'intégrant à l'ordre établi et ne peut s'y intégrer qu'en se bureaucratisant. Ces divers éléments constitutifs de la bureaucratie – technico-économique, politico-étatique, « ouvrière » - cohabitent tant bien que mal entre eux et avec les éléments proprement « bourgeois » (propriétaires des moyens de production), mais l'évolution tend constamment à accroître leur poids dans la direction de la société. En ce sens, on peut dire que l'émergence de la bureaucratie correspond à une phase « ultime » de la concentration du capital, que la bureaucratie personnifie ou incarne le capital pendant cette phase, au même titre que la bourgeoisie lors de la phase précédente. […]

Dans le deuxième cas, la bureaucratie émerge, si l'on peut dire, du vide même de la société considérée. Il est certain que, dans la presque totalité des sociétés arriérées, les anciennes couches dominantes s'avèrent incapables d'entreprendre l'industrialisadon du pays, que le capital étranger ne crée, dans le « meilleur » des cas, que des enclaves d'exploitation moderne, que la bourgeoisie nationale, tardivement née, n'a ni la force ni le courage nécessaires pour entreprendre ce bouleversement de fond en comble des anciennes structures sociales qu'exigerait la modernisation. Ajoutons que, de ce fait même, le prolétariat national est trop faible pour jouer le rôle que lui assigne le schéma de la « révolution permanente », c'est-à-dire pour éliminer les anciennes couches dominantes et entre-prendre une transformation qui conduise, de façon ininterrompue, de l'étape « bourgeoise-démocratique » à l'étape socialiste.

Que peut-il se passer alors ? La société arriérée peut rester dans sa stagnation - et elle y reste, pendant un temps plus ou moins long (c'est encore le cas aujourd'hui d'u n grand nombr e de pays arriérés, anciens ou nouvellement constitués en Etats). Mais cette stagnation signifie en fait une dégradation en tout cas relative, et parfois même absolue, de la situation économique et sociale, et une rupture de l'équilibre précédent. Aggravée presque toujours par des facteurs apparemment « accidentels » mais en fait inévitables dans leur récurrence et qui trouvent une résonance infiniment accrue dans une société déstructurée, chaque rupture d'équilibre devient une crise, qui se trouve souvent combinée à une composante « nationale ». Le résultat peut être une lutte sociale-nationale ouverte et longue (Chine, Algérie, Cuba, Indochine) ou un coup d'État, presque fatalement militaire (Égypte). Les deux cas présentent des différences immenses, mais aussi un point commun.

Dans le premier cas, la direction politico-militaire de la lutte s'érige graduellement en couche autonome qui gère la « révolution » et, après la victoire, la reconstruction du pays - en vue de quoi elle s'adjoint naturellement tous les éléments ralliés des anciennes couches privilégiées, sélectionne des éléments dans les masses et constitue, en même temps que l'industrie du pays, la pyramide hiérarchique qui en sera l'ossature sociale. Cette industrialisation se fait, bien entendu, selon les méthodes classiques de l'accumulation primitive, par l'exploitation intense des ouvriers et encore plus des paysans et l'entrée pratiquement forcée de ces derniers dans l'armée industrielle de travail. Dans le deuxième cas, la bureaucratie étatique-militaire, tout en jouant un rôle de tutelle à l'égard des couches privilégiées, ne les élimine pas radicalement ni l'état de choses qu'elles incarnent - aussi peut-on prévoir presque toujours que la transformation industrielle du pays n'aboutira pas sans une nouvelle convulsion violente. Mais dans les deux cas, ce que l'on constate c'est que la bureaucratie joue effectivement ou tend à jouer le rôle de substitut de la bourgeoisie dans ses fonctions d'accumulation primitive.

Il faut noter que cette bureaucratie fait effectivement éclater les catégories traditionnelles du marxisme. En aucun sens on ne peut dire que cette nouvelle couche sociale s'est constituée et a grandi au sein de la société précédente, ni qu'elle naît d'un nouveau mode de production dont le développement était devenu incompatible avec le maintien des anciennes formes de vie économique et sociale. C'est elle, au contraire, qui fait naître ce nouveau mode de production dans la société considérée ; elle-même ne naît pas à partir du fonctionnement normal de la société, mais à partir de l'incapacité de fonctionner de cette société. Son origine est, presque sans métaphore, le vide social : ses racines historiques ne plongent que dans l'avenir. Il n'y a évidemment aucun sens à dire que la bureaucratie chinoise est le produit de l'industrialisation du pays, lorsqu'on pourrait dire, avec infiniment plus de raison, que l'industrialisation de la Chine est le produit de l'accession de la bureaucratie au pouvoir. Cette antinomie ne peut se dépasser qu'en constatant qu'à l'époque actuelle, et à défaut d'une solution révolutionnaire à une échelle internationale, u n pays arriéré ne peut s'industrialiser qu'en se bureaucratisant.

Dans le cas de la Russie, si la bureaucratie se trouve après coup avoir réalisé la « fonction historique » de la bourgeoisie d'autrefois ou de la bureaucratie d'un pays arriéré aujourd'hui ; si donc, pour autant, elle peut jusqu'à un certain point être assimilée à cette dernière, les conditions de sa naissance sont différentes - précisément parce que la Russie en 1917 n'était pas simplement un pays « arriéré », mais un pays qui, à côté de son arriération, présentait un développement capitaliste bien affirmé (la Russie de 1913 était la cinquième puissance industrielle mondiale), si bien affirmé qu'elle a été précisément le théâtre d'une révolution du prolétariat se réclamant du socialisme (longtemps avant que ce mot ne soit arrivé à signifier n'importe quoi et rien du tout). La première bureaucratie à être devenue classe dominante dans sa société, la bureaucratie russe, apparaît précisément comme le produit final d'une révolution dont tout le monde pensait qu'elle avait donné le pouvoir au prolétariat. Elle représente donc un troisième type, en fait le premier à émerger clairement dans l'histoire moderne, bien spécifique : la bureaucratie qui naît de la dégénérescence d'une révolution ouvrière, qui est cette dégénérescence - même si la bureaucratie russe accomplit, dès le départ, des fonctions aussi bien de « gérant d'un capital centralisé » que de « couche développant par tous les moyens une industrie moderne ».

Mais en quel sens peut-on dire - compte tenu précisément de l'évolution ultérieure, compte tenu aussi de ce que la « prise du pouvoir » en octobre 1917 a été organisée et dirigée par le parti bolchevique et que dès le premier jour ce pouvoir a été en fait assumé par ce parti - que la révolution d'octobre a été une révolution prolétarienne, du moins si l'on refuse d'identifier purement et simplement une classe avec un parti qui se réclame d'elle ? Pourquoi ne pas dire - comme il n'a pas manqué de gens pour le dire - qu'il n'y a jamais eu en Russie autre chose que le coup d'État d'un parti qui, s'étant assuré d'une façon ou d'une autre du soutien du prolétariat, ne tendait qu'à instaurer sa propre dictature et y a réussi ? […] La question qui nous importe est celle-ci : la classe ouvrière russe a-t-elle joué un rôle historique propre pendant cette période, ou bien a-t-elle été simplement l'infanterie mobilisée au service d'autres forces déjà constituées ? Y est-elle apparue comme un pôle relativement autonome, dans la lutte et le tourbillon des actions, des formes d'organisation, des revendications et des idées - ou bien n'a-t-elle été qu'un simple relais d'impulsions venant d'ailleurs, instrument manié sans grande difficulté ni risque ?

Quiconque a tant soit peu étudié l'histoire de la révolution russe n'hésitera pas sur la réponse. Petrograd en 1917, et même après, n'est ni Prague en 1948 ni Canton en 1949. Le rôle indépendant du prolétariat apparaît clairement - même , pour commencer, par la nature du processus qui fait que les ouvriers remplissent les rangs du parti bolchevique et lui accordent, majoritairement, un soutien que rien ni personne ne pouvait leur extorquer ou leur imposer à l'époque; par le rapport qui les relie à ce parti; par le poids, qu'ils assument spontanément, de la guerre civile. Mais surtout par les actions autonomes qu'ils entreprennent - déjà en février, déjà en juillet 1917, et plus encore après Octobre, en expropriant les capitalistes sans ou contre la volonté du Parti, en organisant eux-mêmes la production ; enfin, par les organes autonomes qu'ils constituent, Soviets et particulièrement Comités de fabrique. Le succès de la révolution n'a été possible que par la convergence de l'immense mouvement de révolte totale des masses ouvrières, de leur volonté de changer leurs conditions d'existence, de se débarrasser des patrons et du Tsar, d'un côté - et de l'action du parti bolchevique, de l'autre côté. Dire que seul le parti bolchevique pouvait, fin octobre 1917, donner une expression articulée et un objectif intermédiaire précis (le renversement du Gouvernement provisoire) aux aspirations des ouvriers, des paysans et des soldats, ce qui est vrai, ne signifie nullement que ces ouvriers étaient une infanterie passive. Sans ces ouvriers, dans ses rangs et hors de ses rangs, le parti n'était rien, ni physiquement ni politiquement. Sans la pression de leur radicalisation croissante, il n'aurait même pas adopté une ligne révolutionnaire. Et à aucun moment, même de longs mois après la prise du pouvoir, on ne peut dire que le parti « contrôlait » les mouvements de la masse ouvrière.

Mais cette convergence, qui culmine effectivement dans le renversement du Gouvernement provisoire et la constitution d'un gouvernement à prédominance bolchevique, se révèle passagère. Les signes de l'écart entre le parti et les masses apparaissent relativement très tôt, même si, par sa nature même, un tel écart ne peut pas être saisi avec la netteté qu'on demande à des tendances politiques organisées.

Il est certain que les ouvriers attendaient de la révolution un changement total de leurs conditions d'existence. Ils attendaient sans doute une amélioration matérielle - mais savaient très bien que cette amélioration ne pouvait pas être immédiate. Seuls des esprits bornés peuvent relier la révolution essentiellement à ce facteur - et la désillusion ultérieure des ouvriers à l'incapacité du nouveau régime de satisfaire ces espoirs d'amélioration matérielle. La révolution était partie, d'une certaine façon, en demandant du pain ; mais, déjà longtemps avant Octobre, elle avait dépassé la question du pain, elle avait engagé la passion totale des hommes. Pendant plus de trois ans, les ouvriers russes ont supporté sans broncher les plus extrêmes privations matérielles, tout en fournissant l'essentiel des contingents qui devaient battre les armées blanches. Il s'agissait pour eux de se libérer de l'oppression de la classe capitaliste et de son État. S'étant organisés dans les Soviets et dans les Comités de fabrique, ils trouvaient inconcevable, déjà avant mais surtout après Octobre, que l'on ne chasse pas les capitalistes - et de ce fait même, étaient amenés à découvrir qu'ils avaient à organiser et à gérer la production eux-mêmes. Et ce sont eux qui ont exproprié de leur propre chef les capitalistes, à l'encontre de la ligne du parti bolchevique (le décret de nationalisation de l'été 1918 n'a été que la ratification d'un état de fait) et qui ont remis en marche les usines.

Pour le parti bolchevique, il ne s'agit pas du tout de cela. Pour autant que sa ligne se précise après Octobre (contrairement à la mythologie répandue par staliniens et trotskistes ensemble, on peut montrer facilement, textes en main, qu'avant et après Octobre le parti bolchevique est dans le noir le plus total quant à ce qu'il veut faire après la prise du pouvoir), elle vise à instaurer en Russie une économie « bien organisée » selon le modèle capitaliste de l'époque, un « capitalisme d'État » (l'expression revient sans cesse sous la plume de Lénine), à laquelle sera superposé un pouvoir politique « ouvrier » - du fait qu'il sera exercé par le parti des ouvriers, le parti bolchevique. Le « socialisme » (qui implique effectivement, Lénine l'écrit sans hésiter, la « direction collective de la production ») viendra après…

Et il ne s'agit pas seulement d'une « ligne », de quelque chose de simplement dit ou pensé. Pour ce qui est de la mentalité profonde et de l'attitude réelle, le parti est pénétré, de haut en bas, de la conviction indiscutable qu'il doit diriger au sens plein du terme. Cette conviction, existant déjà longtemps avant la révolution (comme le montre Trotski en parlant de la mentalité des « comitards » dans sa biographie de Staline), est d'ailleurs partagée à l'époque par tous les socialistes (à quelques exceptions près, comme Rosa Luxembourg, la tendance Gorter-Pannekoek en Hollande et les « communistes de gauche » en Allemagne). Conviction qui va être immensément renforcée par la prise du pouvoir, la guerre civile, la consolidation du pouvoir du parti, et que Trotski exprimera clairement, à l'époque, en proclamant les « droits d'aînesse du Parti ».

Cette mentalité n'est pas qu'une mentalité : elle devient presque immédiatement après la prise du pouvoir une situation sociale réelle. Individuellement les membres du parti assument les postes dirigeants dans toutes les sphères de la vie sociale - en partie, certes, « parce qu'on ne peut pas faire autrement », et cela veut dire à son tour : parce que tout ce que le parti fait, fait qu'on ne peut pas faire autrement.

Collectivement, la seule instance réelle de pouvoir c'est le parti, et, déjà très tôt, les sommets du parti. Les Soviets sont réduits, aussitôt après la prise du pouvoir, à des institutions purement décoratives (il suffit de voir que leur rôle a été absolument nul pendant toutes les discussions qui ont précédé la paix de Brest-Litovsk déjà au début de 1918). S'il est vrai que l'existence sociale réelle des hommes détermine leur conscience, il est dès ce moment illusoire de demander au parti bolchevique d'agir autrement que d'après la situation sociale réelle qui est la sienne, à savoir d'organe dirigeant qui a désormais sur cette société un point de vue qui n'est pas nécessairement celui que cette société a sur elle-même.

A cette évolution, ou plutôt : à cette soudaine révélation de l'essence du parti bolchevique, les ouvriers n'opposent pas de résistance. Du moins, nous n'en possédons pas de signe direct. Entre l'expulsion des capitalistes et la remise en marche des usines, au début de la période révolutionnaire, et les grèves de Petrograd et la révolte de Kronstadt, à sa fin (hiver 1920-1921), nous ne connaissons pas de manifestation articulée d'activité autonome des ouvriers. La guerre civile et la mobilisation militaire continue de cette période, la gravité des questions pratiques immédiates (production, ravitaillement etc.), l'obscurité des problèmes - et sans doute, avant tout, la confiance des ouvriers envers le parti -, l'expliquent. Il y a certainement deux éléments dans l'attitude des ouvriers à cet égard. D'un côté, l'aspiration à se débarrasser de toute domination, à prendre entre leurs mains la direction de leurs affaires ; d'un autre côté, la tendance à déléguer le pouvoir à ce parti qui venait de prouver qu'il était le seul irréconciliablement opposé aux capitalistes et menait la guerre contre eux. L'opposition, la contradiction entre ces deux éléments n'était pas et, serait-on tenté de dire, ne pouvait pas être clairement perçue à l'époque. 

Elle le fut pourtant, et à un degré avancé, au sein du parti lui-même. Dès le début de 1918, et jusqu'à l'interdiction des fractions (mars 1921), il se forme dans le parti bolchevique des tendances qui expriment avec une clairvoyance et une netteté parfois étonnantes l'opposition à la ligne bureaucratique du parti et à sa bureaucratisation très rapide. Ce sont les « Communistes de gauche » (début 1918) puis la tendance du « Centralisme démocratique » (1919), enfin l'« Opposition ouvrière » (1920-1921). On trouvera, dans les Notes historiques que nous publions à la suite du texte d'Alexandra Kollontaï, des précisions sur les idées et l'activité de ces tendances. En elles, s'expriment à la fois la réaction des éléments ouvriers du parti - traduisant sans doute aussi les attitudes du milieu prolétarien extérieur au parti - contre la ligne « capitaliste d'État » de la direction, et ce que l'on peut appeler l'« autre composante » du marxisme, celle qui fait appel à l'activité propre des masses et proclame que l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais les tendances oppositionnelles sont successivement vaincues, et définitivement éliminées en 1921, en même temps que la révolte de Kronstadt est écrasée. Les échos très affaiblis de la critique de la bureaucratie que l'on trouve par la suite dans l'« Opposition de gauche » (trotskiste) après 1923 n'ont plus la même signification. Trotski s'oppose à une mauvaise politique de la bureaucratie, et aux excès de son pouvoir, il ne met jamais en question son essence, et les problèmes soulevés par les oppositions de 1918-1921 (essentiellement : qui gère la production, et qu'est-ce que le prolétariat est supposé faire d'autre pendant la « dictature du prolétariat » que travailler et suivre les directives de « son parti ») lui resteront étrangers pratiquement jusqu'à la fin.

On est ainsi amené à constater que, contrairement à la mythologie dominante, la partie essentielle est jouée, et perdue, non pas en 1927, non pas en 1923, non pas même en 1921, mais beaucoup plus tôt, pendant la période 1918-1920. Déjà en 1921, il eût fallu une révolution au sens plein du terme pour rétablir la situation, et une révolte comme celle de Kronstadt, l'événement l'a prouvé, était insuffisante pour modifier quoi que ce soit d'essentiel. Ce coup de semonce a conduit le parti bolchevique à redresser des aberrations relatives à d'autres problèmes (essentiellement à l'égard de la paysannerie et des rapports de l'économie urbaine et de l'économie agraire) et a donc amené une atténuation des tensions dues à l'effondrement économique et un début de reconstruction de la production. Mais cette reconstruction était déjà bien placée sur les rails du capitalisme bureaucratique.

C'est, en effet, entre 1917 et 1920 que le parti bolchevique s'installe solidement au pouvoir, au point qu'il ne pourrait plus en être délogé que par la force des armes. Et c'est dès le début de cette période que les incertitudes de sa ligne sont éliminées, les ambiguïtés levées, les contradictions résolues. Dans le nouvel Etat, le prolétariat doit travailler, doit se mobiliser, doit le cas échéant mourir pour défendre le nouveau pouvoir : il doit donner ses éléments les plus « conscients » et les plus « capables » à « son » Parti, où ils deviendront des dirigeants de la société ; il doit être « actif et participant » chaque fois qu'on le lui demande , mais exactement jusqu'au point où le parti le lui demande ; et il doit absolument s'en remettre au Parti pour l'essentiel. « L'ouvrier - écrit Trotski pendant cette période dans un ouvrage [Terrorisme et communisme] qui connaît une immense diffusion en Russie et à l'étranger - ne fait pas de marchandages avec le gouvernement soviétique ; il est subordonné à l'État, il lui est soumis sous tous les rapports, du fait que c'est son État . » Le rôle du prolétariat dans le nouvel État est donc clair : c'est celui de citoyens enthousiastes et passifs. Et le rôle du prolétariat dans le travail et la production n'est pas moins clair. En somme, il est le même qu'auparavant, sous le capitalisme - sauf qu'on sélectionnera des ouvriers qui ont « du caractère et des aptitudes » pour remplacer les directeurs d'usine en fuite. Ce qui préoccupe le parti bolchevique pendant cette période, ce n'est pas : comment est-ce que l'on peut faciliter la prise en mains de la gestion de la production par les collectivités ouvrières, mais : comment est-ce qu'on parviendra à former le plus tôt une couche de directeurs et d'administrateurs de l'industrie et de l'économie ?

La lecture des textes officiels de l'époque ne laisse subsister à cet égard aucun doute. La formation d'une bureaucratie comme couche gestionnaire de la production (et disposant inévitablement de privilèges économiques) a été, pratiquement dès le début, la politique consciente, honnête et sincère du parti bolchevique, Lénine et Trotski en tête. Elle était, honnêtement et sincèrement, considérée comme une politique socialiste - ou, plus exactement, une « technique administrative » que l'on pouvait mettre au service du socialisme, parce que la classe d'administrateurs dirigeants de la production resterait sous le contrôle de la classe ouvrière « personnifiée par son parti communiste ». […] Les chefs bolcheviques s'exprimaient là-dessus sans aucune hypocrisie, contrairement à certains de leurs « défenseurs » d'aujourd'hui. « Dans cette substitution du pouvoir du Parti au pouvoir de la classe ouvrière, écrivait à l'époque Trotski, il n'y a rien de fortuit, et même, au fond, il n'y a là aucune substitution. Les communistes expriment les intérêts fondamentaux de la classe ouvrière. Il est tout à fait naturel qu'à une époque où l'Histoire met à l'ordre du jour la discussion de ces intérêts dans toute leur étendue, les communistes deviennent les représentants avoués de la classe ouvrière en sa totalité. » On trouvera facilement des dizaines de citations de Lénine exprimant la même idée.

Le pouvoir incontesté des directeurs dans les usines, sous le seul « contrôle » (quel contrôle, en réalité ?) du parti. Le pouvoir incontesté du parti sur la société, sans aucun contrôle. Personne dès lors ne pouvait empêcher la fusion de ces deux pouvoirs, l'interpénétration réciproque des deux couches qui les incarnaient, et la consolidation d'une bureaucratie inamovible dominant tous les secteurs de la vie sociale. Le processus a pu être accéléré et amplifié par l'entrée dans le parti d'éléments étrangers au prolétariat, qui volaient au secours de la victoire; mais c'est là une conséquence et non une cause de l'orientation du parti.

Le moment où l'opposition à cette orientation du parti s'est exprimée en son sein avec le plus de force a été la discussion sur la « question syndicale » (1920-1921), qui a précédé le Dixième Congrès du parti. Sur le plan formel, il s'agissait du rôle des syndicats dans la gestion de la production et de l'économie ; par la force des choses, la discussion a remis sur le tapis les questions, déjà longuement et âprement débattues pendant les deux années précédentes, du « commandement d'un seul » dans les usines et du rôle des « spécialistes ». Le lecteur trouvera, dans le texte même d'Alexandra Kollontaï et dans les Notes historiques qui le suivent, la description des diverses positions en présence.

Brièvement parlant, la direction du parti, Lénine en tête, réaffirmait que la gestion de la production devait être confiée à des administrateurs individuels (« spécialistes » bourgeois ou ouvriers sélectionnés pour leurs « aptitudes et capacités ») sous contrôle du parti, que les syndicats devaient assurer les tâches d'éducation des ouvriers et de défense des ouvriers à l'égard des directeurs de la production et de l'État. Trotski demandait une subordination complète des syndicats à l'État, leur transformation en appendices et organes de l'État (et du parti), toujours à partir du même raisonnement : puisque nous sommes en un État ouvrier, l'État et les ouvriers sont une seule et même chose, donc les ouvriers n'ont pas besoin d'un organe séparé pour les défendre contre « leur » État. L'Opposition ouvrière demandait que la gestion de la production et de l'économie soit confiée graduellement aux « collectifs ouvriers » des usines tels qu'ils étaient organisés dans les syndicats ; que la « direction par un seul » soit remplacée par la direction collégiale ; que le rôle des spécialistes et techniciens soit réduit. Elle soulignait que le développement de la production dans les conditions postrévolutionnaires était un problème essentiellement social et politique, dont la solution dépendait du déploiement de l'initiative et de la créativité des masses travailleuses, et non un problème administratif et technique. Elle dénonçait la bureaucratisation croissante de l'État et du parti (déjà à cette époque tous les postes responsables de quelque importance étaient remplis par nomination d'en haut et non par élection), et la séparation grandissante entre ce dernier et les ouvriers. Il est vrai que, sur certains de ces points, les idées de l'Opposition étaient confuses et que, dans l'ensemble, la discussion semble s'être déroulée sur un plan formel, de même que les réponses apportées, de part et d'autre, étaient des réponses de forme plutôt que de fond (le fond, d'ailleurs, était déjà décidé autre part que dans les Congrès du parti). Ainsi l'Opposition (et Kollontaï dans son texte) ne distinguait pas clairement entre le rôle (indispensable) des spécialistes et des techniciens en tant que spécialistes et techniciens, sous le contrôle des ouvriers, et la transformation de ces spécialistes et techniciens en gérants incontrôlés de la production. Elle développait une critique indifférenciée des spécialistes et techniciens, prêtant facilement le flanc aux attaques de Lénine et Trotski, qui avaient beau jeu de montrer qu'il ne peut pas y avoir d'usine sans ingénieurs - et aboutissaient subrepticement à l'étonnante conclusion que c'était là une raison suffisante pour confier à ces ingénieurs des pouvoirs dictatoriaux de gestion sur la totalité du fonctionnement de l'usine. Elle se battait avec acharnement sur la question du « commandement collégial », opposé au « commandement d'un seul », ce qui présente un aspect relativement formel (un commandement collégial peut être tout aussi bureaucratique que le commandement d'un seul) et laisse dans l'ombre le véritable problème, celui de la vraie source de l'autorité. […]

Malgré ces faiblesses, malgré cette confusion relative, l'Opposition ouvrière posait le véritable problème : qui doit gérer la production dans l'« État ouvrier » ?, et répondait correctement: les organismes collectifs des travailleurs. Ce que la direction du Parti voulait, ce qu'elle avait déjà imposé - et là-dessus il n'y avait aucune différence entre Lénine et Trotski - , c'était une hiérarchie dirigée par en haut. On sait que cette conception a triomphé. On sait aussi où ce triomphe a conduit. […]

Dans la lutte entre l'Opposition ouvrière et la direction du parti bolchevique, on assista à la dissociation des deux éléments contradictoires qui ont paradoxalement coexisté dans le marxisme en général, dans son incarnation en Russie en particulier. L'Opposition ouvrière fait entendre, pour la dernière fois dans l'histoire du mouvement marxiste officiel, cet appel à l'activité propre des masses, cette confiance dans les capacités créatrices du prolétariat, cette conviction qu'avec la révolution socialiste commence une période vraiment nouvelle de l'histoire humaine, où les idées de la période précédente ne gardent que peu de valeur et où l'édifice social doit être reconstruit de fond en comble. Les thèses de l'Opposition sont une tentative d'incarner ces idées dans un programme politique concernant le domaine fondamental de la production.

Le triomphe de l'orientation léniniste, c'est le triomphe de l'autre élément, qui à vrai dire depuis longtemps, et chez Marx lui-même, était devenu l'élément prédominant dans la pensée et l'activité socialistes. Ce qui revient constamment, comme une obsession, à travers tous les textes et discours de Lénine pendant cette période, c'est l'idée que la Russie doit se mettre à l'école des pays capitalistes avancés, qu'il n'y a pas trente-six méthodes pour développer la production et la productivité du travail si l'on veut sortir de l'arriération et du chaos, qu'il faut adopter la « rationalisation » capitaliste, les méthodes de direction capitalistes, les « stimulants » au travail capitalistes. Tout cela, ce ne sont que des « moyens », qui pourraient apparemment être librement mis au service de cette fin historique radicalement opposée, la construction du socialisme. C'est ainsi que Trotski, discutant des mérites du militarisme, en arrive à séparer totalement l'Armée elle-même, sa structure et ses méthodes, du système social qu'elle sert. Ce qui est critiquable dans le militarisme bourgeois et dans l'Armée bourgeoise, dit en substance Trotski, c'est qu'ils sont au service de la bourgeoisie ; autrement, il n'y aurait rien à y redire. La seule différence, dit-il, réside en ceci : « qui détient le pouvoir ? ». De même la dictature du prolétariat ne se traduit pas « par la forme de direction des diverses entreprises ». L'idée que les mêmes moyens ne peuvent pas être mis indifféremment au service de fins différentes, qu'il y a un rapport intrinsèque entre les instruments qu'on utilise et le résultat qu'on obtient, que surtout ni l'Armée ni l'usine ne sont des simples « moyens » ou « instruments » mais des structures sociales où s'organisent deux formes fondamentales des rapports entre hommes - la production et la violence -, qu'on peut y voir en condensé l'expression essentielle du type de relations sociales qui caractérisent une époque - cette idée, au demeurant parfaitement banale pour des marxistes, est « oubliée » totalement. Il s'agit de développer la production, en utilisant les méthodes et les structures qui ont fourni leurs preuves. Que parmi ces « preuves », la principale était le développement du capitalisme en tant que système social, qu'une usine produise non pas tellement des tissus ou de l'acier, mais du prolétariat et du capital, cela était parfaitement négligé.

Derrière cet « oubli » se cache évidemment autre chose. Conjoncturellement, il y a certes la préoccupation angoissante de relever le plus tôt une production et une économie qui s'effondrent. Mais cette préoccupation ne dicte pas fatalement le choix des « moyens ». S'il apparaît évident aux dirigeants bolcheviques que les seuls moyens efficaces sont les moyens capitalistes, c'est qu'ils sont pénétrés de cette conviction que le capitalisme est le seul système de production efficace et rationnel. Fidèles en ceci à Marx, ils veulent supprimer la propriété privée, l'anarchie du marché - non pas l'organisation de la production réalisée par le capitalisme. Ils veulent modifier l'économie, non pas les rapports de travail et le travail lui-même. Plus profondément encore, leur philosophie c'est la philosophie du développement des forces productives, et là encore, ils sont les héritiers fidèles de Marx - d'un côté de Marx, tout au moins, qui est le côté dominant dans les œuvres de la maturité. Le développement des forces productives est, sinon la fin ultime, en tout cas le moyen absolu, au sens que tout le reste doit en résulter par surcroît, et qu'à ce développement tout doit être subordonné. […]

Tous les sophismes de Trotski sur le fait que le « travail libre » n'a jamais existé dans l'histoire et n'existera pas avant le communisme intégral ne feront oublier à personne la question cruciale : qui établit les normes ? qui contrôle et sanctionne l'obligation de travailler ? Est-ce les collectivités organisées des travailleurs ? Ou bien une catégorie sociale spécifique, qui a donc comme fonction de gérer le travail des autres ? Gérer le travail des autres - c'est le point de départ et le point d'aboutissement de tout le cycle de l'exploitation. Et cette « nécessité », d'une catégorie sociale spécifique qui gère le travail des autres dans la production, et l'activité des autres dans la politique et la société, d'une direction séparée des entreprises, et d'un parti dominant l'Etat, le bolchevisme l'a proclamée dès les premiers jours de son accession au pouvoir, et a travaillé avec acharnement à l'imposer. On sait qu'il y a réussi. Pour autant que les idées jouent un rôle dans le développement historique -et elles jouent, en dernière analyse, un rôle énorme-, l'idéologie bolchevique (et, derrière elle, l'idéologie marxiste) a été un facteur décisif dans la naissance de la bureaucratie russe. » (pp.195-212)

-Cornelius Castoriadis, « Le rôle de l’idéologie bolchevique dans la naissance de la bureaucratie », Socialisme ou Barbarie, n°35 (janvier 1964), repris dans Quelle démocratie ? tome 1 (tome 3 des Écrits politiques, 1945-1997), Éditions du Sandre, 2013, 690 pages.

Post-scriptum: ma vidéo de lecture du texte.

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