Je vois des gauchistes traiter Hitler de libéral, et
des droitards ou des libéraux le traiter de socialiste. Et les deux sont
absurdes.
Le socialisme n'est pas l'étatisme. Une propriété
commune n'est pas une propriété publique. Une chambre que je
partage avec quelqu'un d'autre n'est pas une chambre détenue par l'Etat.
Une économie est socialiste lorsque les entreprises
privées anciennement capitalistes (c'est-à-dire caractérisée par le salariat et
la séparation entre les travailleurs et le contrôle des moyens de production et
la détermination hétéronome de leur travail) sont transformés en
coopératives / entreprises privées collectives dont les moyens de production et
l'organisation du travail sont contrôlés par les travailleurs.
Faire passer une entreprise capitaliste sous contrôle
publique ne change aucunement le caractère hétéronome de l'organisation du
travail, si ce n'est que vous obtenez des fonctionnaires qui ont un traitement
plutôt que des salariés sur un marché concurrentiel. Mais il y a
toujours une classe dominante qui contrôle les moyens de production et
détermine quand, combien de temps, comment et pour quels revenus vont
travailler les travailleurs... C'est la bureaucratisation. C'est le principe
des régimes de type soviétiques. Il n'y a pas d'organisations des « travailleurs libres et associés »
(définition du communisme de Marx), il y a des gens qui sont employés par
l'Etat.
Maintenant, qu'était l'économie nazie par
rapport au capitalisme libéral, au socialisme et aux économies
bureaucratiques dites par antiphrases "communistes" ?
Ce n'est ni un capitalisme libéral, ni une
bureaucratisation soviétique (il y a toujours un secteur privé et des
entreprises capitalistes, du salariat, un marché du travail concurrentiel,
etc.), ni évidemment une économie socialiste où les travailleurs décident
démocratiquement de l'organisation de leur travail :
"Le national-socialisme se fondait d'abord sur la
critique du libéralisme et du marxisme." (p.44)
"Cette idéologie est celle qui convient à des
masses qui veulent que leur sort soit transformé, sans que soit
bouleversée la structure économique." (p.45)
-Raymond Aron, Une
Révolution antiprolétarienne. Idéologie et réalité du National-socialisme,
in Inventaires. La crise sociale et les idéologies nationales,
Paris, Alcan, 1936. Repris dans Raymond Aron, Penser la liberté, penser
la démocratie, Gallimard, coll. Quarto, 2005, 1815 pages.
Ce n'est pas non plus une social-démocratie qui "compenserait" les effets d'une économie capitaliste et libérale par de la redistribution sociale. Contrairement à ce que raconte les fascistes comme Alain Soral, c'est un régime fondé sur une alliance des classes moyennes et de la bourgeoisie contre les classes ouvrières (et c'est pourquoi Airgead est indécent d'associer le nazisme à la gauche) :
"Non seulement on y proclame la nécessité de
donner libre jeu à l'initiative individuelle, non seulement on maintient et
renforce l'autorité de l'employeur qui devient "führer", mais encore
on ne touche pas à la répartition des profits. Les salaires des ouvriers ont,
depuis 1933, plutôt baissé. En dépit de l'augmentation du nombre des
travailleurs, le chiffre des revenus ouvriers avait, en 1933, à peine augmenté.
Stables en valeur nominale, les salaires ont baissé en 1934 et 35, étant donné
la hausse des prix. Il y a bien une loi (4 décembre 1934) qui réserve à l'Etat
les bénéfices au-dessus d'un certain pourcentage (6%), mais il est si facile de
la tourner, les grandes entreprises industrielles n'ont jamais été si prospère
que depuis le nouveau régime. Autorité, propriété, bénéfices, tout reste aux
capitalistes. Où est le socialisme ?" (ibidem, p.51)
C'est une économie capitaliste, mais pas
un capitalisme de libre-marché. Il y avait avec un fort
dirigisme d'Etat orienté vers des finalités militaristes-impérialistes (comme
du reste dans les régimes fascistes italiens ou japonais):
"Il est impossible de mettre en douter
l'amélioration de la situation, mais encore une fois on peut se demander si le
réarmement n'en est pas le facteur essentiel." (ibidem, p.49)
"Le programme de 35 milliards de Reichsmarks de
juin 1935 impliquait donc, sinon la militarisation générale de la société
allemande, du moins la formation d'un substantiel complexe militaro-industriel
avec de sérieuses ramifications pour le reste de l'économie." (Adam Tooze, Le Salaire de la
Destruction. Formation et ruine de l'économie nazie, Les Belles Lettres,
coll. Histoire, 2012, 802 pages, p.74).
"Création d'un système complet de fixation des
prix sous la houlette de l'État." (ibidem, p.125)
"Au début des années 30, dans le cadre des
efforts de gestion des points les plus critiques du chômage, l'administration
du travail adopta des mesures afin de limiter les migrations régionales. Le
moment venu, pour garder les travailleurs à la campagne, les bourses du travail
interdirent même aux gens qui avaient autrefois travaillé dans l'agriculture de
prendre un emploi non agricole. En février 1937, les impératifs du Plan de
quatre ans du réarmement imposèrent un décret spécial concernant les
métallurgistes, désormais tenus de solliciter une autorisation spéciale pour
changer d'emploi. [...] A la fin de 1939, pas moins de 1.3 million d'ouvriers avaient
dû répondre à des ordres de ce genre. [...] L'État pouvait intervenir dans la
vie professionnelle de tout individu." (ibidem, p.267)
L’économie de l’Allemagne hitlérienne était donc un capitalisme d'Etat. Ce n'est pas substantiellement différent de la France des Trente Glorieuses, de certains capitalismes asiatiques contemporains, chinois, etc.
« C'est un régime fondé sur une alliance des classes moyennes et de la bourgeoisie contre les classes ouvrières. » Il me semble que vous reprenez sans la discuter la thèse du militant homosexuel et libertaire Daniel Guérin dans 'Fascisme et grand capital' (1936) écrit à chaud mais extrêmement criticable dans son contenu. En résumé le fascisme ne serait rien d'autre que la vieille idéologie réactionnaire, alors qu'il est une nouveauté historique à l'époque. En Italie il était d'ailleurs soutenu par la plupart des artistes (mouvement futuriste). En revanche vous signalez bien le caractère de nouveauté sur la dimension économique de capitalisme d'Etat (contrôle des prix et des changes, investissements d'Etat massifs et nationalisation des industries clés).
RépondreSupprimerBonjour,
SupprimerJe suis passé rapidement sur la nature de classe du régime nazi, car ce n'est pas au centre du sujet du billet.
Je n'ai pas lu l'ouvrage que vous citez.
Je n'adhère certes pas à l'interprétation marxiste-léniniste / stalinienne classique, qui est de dire que le fascisme serait l'ultime réaction de la bourgeoisie face à un mouvement révolutionnaire communiste en pleine ascension.
Néanmoins je maintiens que ces régimes sont fondés sur une alliance de classes moyennes et de la bourgeoisie.
L'hitlérisme a été massivement soutenu par les milieux intellectuels, universitaires, je vous renvoi au livre de Max Weinreich "Hitler et les professeurs". Sur les classes moyennes hors fonction publique, vous avez certains éléments dans "Les racines intellectuelles du 3ème Reich" de George Mosse. Les classes moyennes ont cherché dans ce mouvement un remède au chômage, à l'affaiblissement géopolitique de l'Allemagne, à la concurrence économique des Juifs dans certaines professions, ainsi qu'une tentative de limiter la compétition du libre-marché et la concentration monopolistique des entreprises qui menaçaient les artisans/commerçants et petites entreprises familiales traditionnelles. Tout en évitant une remise en cause du capitalisme au profit des couches sociales les plus pauvres. Les classes moyennes voulaient préserver leur sentiment de supériorité relative par rapport à la condition prolétarienne.
Quant à la bourgeoisie allemande, si elle a peu financée le NSDAP avant sa prise du pouvoir (lequel a néanmoins reçu des financements de l'industriel états-unien Henry Ford), on peut tout de même constater qu'elle ne s'y est nullement opposée, alors qu'elle rejetait les partis de gauche sous la République de Weimar. Et cette absence de rejet du nazisme n'était pas irrationnelle, puisque comme l'explique Raymond Aron ci-dessus, les bénéfices des capitalistes et le pouvoir patronal ont été conforté par le nouveau régime, lequel a brisé le mouvement ouvrier allemand, les syndicats, etc.