« A la fin du XVIIIe siècle, ceux que l'on
appelle les « pauvres », « indigents » ou « malheureux » sont les premières
victimes de la crise économique qui sévit depuis les années 1760. Environ 20 %
de la population française vit dans une situation de grande précarité, tombant
dans l'indigence au moindre accident professionnel ou familial. Quant aux moins
fortunés, ils survivent grâce à la charité, distribuée à l'échelle de la
paroisse.
Mais si les dons aux pauvres demeurent un des premiers
devoirs des chrétiens, ils ne cessent pourtant de diminuer. Lié au contexte des
Lumières, ce recul de la piété transforme aussi le regard que l'on porte sur
les plus humbles : la pauvreté est de moins en moins considérée comme une
punition divine ou une fatalité, mais comme un problème social et un handicap
économique qu'il faut résorber. Le mot d'ordre des philosophes et des ministres
réformateurs est de mieux contrôler les vagabonds, dissuader l'oisiveté et
éradiquer la mendicité.
Pour mériter l'assistance de la société, le pauvre
doit désormais lui être utile et travailler, même sous la contrainte. Mis en
place sous Louis XIV, les hôpitaux généraux répondaient à une telle mission. A
partir de 1767, des milliers de pauvres sont enfermés dans les dépôts de
mendicité, inspirés des workhouses
anglaises, où ils trouvent un abri et un travail, mais sont privés de liberté.
Parallèlement, de nombreux philanthropes défendent l'idée de bienfaisance,
voyant en la générosité humaine une condition du progrès.
Avant la Révolution française, les associations de
bienfaisance se multiplient. La Société philanthropique (1780) ou la Société de
la charité maternelle (1788) mènent une action sociale novatrice : au nom d'une
conception plus positive et empathique de la pauvreté, ces associations privées
versent des pensions aux personnes âgées et aux mères de familles nombreuses et
organisent l'assistance à domicile des pauvres invalides. A la fin des années
1780, la faillite de l'Église et de l'État devant l'essor de la misère
s'accompagne donc d'une prise de conscience sociale. Malgré cela, l'image des
pauvres est loin d'être positive et il n'existe aucun consensus sur la
meilleure manière de mieux les intégrer à la société.
L’Etat se fait employeur :
Lorsque la Révolution commence, le contexte social est
explosif. Depuis le début de l'année 1789, plus de 200 émeutes frumentaires ont
éclaté dans différentes parties du royaume et les conflits liés au chômage se
multiplient. La haine des accapareurs, des spéculateurs et des riches qui
profitent de la crise, engendre les premières violences : les 27 et 28 avril
1789, plusieurs centaines de boutiquiers, d'ouvriers et d'artisans ont attaqué
la fabrique de papiers peints de Réveillon et la maison d'Henriot, fabricant de
salpêtre, qui avaient suggéré de baisser les salaires des ouvriers.
Le droit à la subsistance et l'accès à la propriété
comptent parmi les premières revendications de ceux qui, dans les cahiers de
doléances, les manifestations ou les campagnes de pétitions, s'imposent comme
les porte-parole du petit peuple. Souvent réduite à l'avant-gardisme des élites
politiques et intellectuelles parisiennes, la politique de lutte contre la
pauvreté tentée sous la Révolution vient aussi de la pression exercée par une
partie des classes populaires qui, à la différence des citoyens invisibles que
restent les plus démunis, compensent leur exclusion du vote en pratiquant
l'action directe. De 1789 à 1793, en raison du suffrage censitaire, les
Français les moins riches sont en effet exclus du vote. La révolution politique
se fait donc en grande partie sans les pauvres.
Même si beaucoup de députés sont hostiles à
l'inflation législative, c'est à l'Assemblée que la première politique
d'assistance de la Révolution se formalise, le 12 juin 1790, lorsque La
Rochefoucauld-Liancourt présente le rapport du Comité de mendicité, inspiré des
projets libéraux des Lumières. « La misère des peuples est un tort des
gouvernements » : pour la première fois, la pauvreté est considérée comme un
échec politique et comme une dette de la nation envers « ceux qui n'ont rien ».
L'assistance devient un droit des individus et un des
premiers devoirs de l'État. Entre 1790 et 1792, le Comité de mendicité,
transformé en Comité des secours sous l'Assemblée législative, engage une
politique d'assistance sociale inédite en Europe car publique, financée par les
impôts et fondée sur le principe d'équité territoriale. Pour tous ceux dont les
impôts sont inférieurs au salaire d'une journée de travail (moins de 20 sous),
le Comité assure la distribution des allocations, l'approvisionnement des
hôpitaux et des asiles, envoie les réponses aux pétitions et sollicitations
individuelles. Mais sa tâche principale consiste à dénombrer les pauvres.
Cette première bureaucratie spécialisée accompagne une
frénésie législative : en trois ans, 56 décrets sont ainsi votés pour lutter
contre la pauvreté. Pour combattre le chômage, l'État se fait aussi
employeur : plus de 20 000 indigents de la capitale sont ainsi embauchés sur
les chantiers de construction, alors que d'autres rejoignent les ateliers de
filature.
Contrairement aux idées reçues, l'aide sociale n'est
pas un monopole de l'État, qui, selon le modèle anglais, encourage les dons
privés et la solidarité collective : « Le champ de la bienfaisance sera
toujours ouvert, soit aux particuliers, soit aux associations. » Nuançant les
mythes du « centralisme jacobin », la loi du 25 mai 1791 confie une partie
importante de l'action sociale aux conseils municipaux, chargés de recueillir
les dons privés et d'éviter le gaspillage des fonds publics.
Néanmoins, redoutant que, comme en Angleterre, les
aides sociales ne creusent davantage le déficit public, persuadés que la
charité ne fait qu'encourager l'oisiveté, pétris d'une image dégradante de la
pauvreté, les députés entendent réprimer la mendicité : s'ils veulent toucher
des aides publiques, les pauvres doivent accepter de travailler. Le décret du
30 mai 1790 pose les bases d'un encouragement au retour volontaire au pays des
sans domicile fixe parisiens, les récalcitrants étant enfermés dans des «
maisons de répression » voire déportés à Madagascar. Répressive, cette
ambitieuse politique se heurte à la conjoncture politique et économique.
L'abolition des anciens impôts (la dîme, la gabelle)
et la suppression des corporations (en 1791) tarissent les fonds qui
permettaient de financer l'aide sociale. Partout, les municipalités, les clubs et les associations doivent faire face à l'effondrement des œuvres charitables.
Localement mises en place, les taxes sur les riches rencontrent de fortes
oppositions.
Une politique unique en Europe :
Tout change après l'élection de la Convention en
septembre 1792. Les pauvres sont désormais intégrés dans la société politique :
ils obtiennent le droit de vote en 1793 et sont même érigés en modèles de la
citoyenneté. Pendant deux ans, la Convention mène une politique sociale jamais
vue : aide à domicile pour les personnes âgées, allocations pour les accidentés
du travail, pour les familles des citoyens morts au service de l'État ou les
familles nombreuses, projet de création d'une « Caisse nationale de prévoyance
» et de sociétés de secours mutuel, versement des prestations sociales...
Liée au contexte de mobilisation et
aiguillonnée par la pression des sans-culottes, l'intervention de l'État se
fait massive. Le 27 novembre 1792, la Convention vote
des secours aux parents des « défenseurs de la Patrie ». Votées en 1793, les
deux lois sur le maximum visent à réguler l'économie de marché et à réduire les
inégalités en limitant les prix et les salaires. Ce volontarisme est un pari
politique : les Conventionnels sont convaincus que le despotisme prospère sur
la misère sociale.
Afin de mieux répartir les aides sociales dans les
campagnes, le décret du 22 floréal an II (11 mai 1794) prévoit la création d'un
livre de Bienfaisance nationale dans chaque département, sur lequel doivent
être recensés tous les ayants droit. Néanmoins, le décalage entre les principes
d'humanité et la pratique est plus évident encore entre 1793 et 1794, quand le
contexte de guerre extérieure et civile affaiblit l'État, désorganise l'action
locale et radicalise la répression politique.
Envisagés par les plus radicaux, les projets d'accès à
la petite propriété pour les plus humbles et la redistribution des terres ne
sont jamais décrétés en raison des oppositions internes à la Convention. En
raison du contexte de guerre, ces lois restent de toutes façons souvent
inapplicables. L'assistance publique se limite à une aide d'urgence.
L'initiative privée n'est jamais interdite et parfois
même encouragée. Chaque trimestre, les agences de secours publient les noms des
bienfaiteurs des pauvres. Les caisses de secours cantonales continuent de
collecter les dons privés et les sociétés philanthropiques restent actives,
créant des orphelinats, fondant des associations de prévoyance pour les
assurances vie ou des caisses de prévoyance. Mais, là encore, la guerre et les
confiscations des biens des « ennemis de la Révolution », prévue par les
décrets des 8 et 13 ventôse an II (26 février et 3 mars 1794), ont pour effet
pervers d'assécher ces dons.
Un bilan mitigé :
Le Directoire (1795-1799) se traduit par
une nette détérioration de la politique d'aide sociale.
L'hiver 1794-1795, un des pires du siècle, provoque un essor sans précédent de
la pauvreté, du vagabondage et des abandons d'enfants. Avec le
rétablissement du suffrage censitaire, les pauvres, considérés comme des
arriérés, sont à nouveau exclus de la vie politique. Pourtant, l'effort
financier en faveur de l'aide sociale est davantage redéployé qu'oublié. Les
lois de l'an V (1797-1798) transfèrent aux municipalités l'essentiel de
l'assistance, financée grâce aux taxes locales. Des bureaux de bienfaisance
municipaux dotés par les mairies, les particuliers et une taxe ad hoc sont
créés. Chargés de distribuer le secours aux indigents, ils survivent à la
Révolution, puisqu'on en trouve encore sous la monarchie de Juillet.
Plus ambitieuses que jamais, plus complexes qu'on ne
le dit souvent, les politiques d'égalité tentées pendant la Révolution
française ont échoué à éradiquer la pauvreté. Rien d'exceptionnel à cela :
partout en Europe, les politiques d'assistance achoppent devant la misère.
Si le bilan économique est pour le moins mitigé, il
n'en reste pas moins que, pendant la
Révolution, les pauvres ont gagné une dignité et ont conquis des droits
politiques et sociaux qu'ils n'avaient jamais eus auparavant. D'autre
part, les projets tentés entre 1789 et 1799 ne restent pas lettre morte :
tissant un nouveau rapport entre la nation et ses plus humbles citoyens, ils
servent de référence constante aux politiques sociales des siècles suivants. »
-Guillaume Mazeau, "Qu'a-t-elle fait pour les pauvres ?", L'Histoire, Juillet-septembre 2013.
Tout ceci rejoint les thèses d’Henri Guillemin sur la récupération et le verrouillage de la Révolution par ceux qu’il appelle « les gens de bien ».
RépondreSupprimerEn effet. Et le caractère bourgeois et oligarchique du régime ne fit qu'empirer sous le consulat et l'Empire, comme j'en reparlerais un de ces jours... Ce n'est pas un hasard si M. Macron a tressé des lauriers à M. Bonaparte...
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