samedi 20 novembre 2021

La Révolution française : un essor inédit des politiques sociales sous la pression populaire

« A la fin du XVIIIe siècle, ceux que l'on appelle les « pauvres », « indigents » ou « malheureux » sont les premières victimes de la crise économique qui sévit depuis les années 1760. Environ 20 % de la population française vit dans une situation de grande précarité, tombant dans l'indigence au moindre accident professionnel ou familial. Quant aux moins fortunés, ils survivent grâce à la charité, distribuée à l'échelle de la paroisse.

Mais si les dons aux pauvres demeurent un des premiers devoirs des chrétiens, ils ne cessent pourtant de diminuer. Lié au contexte des Lumières, ce recul de la piété transforme aussi le regard que l'on porte sur les plus humbles : la pauvreté est de moins en moins considérée comme une punition divine ou une fatalité, mais comme un problème social et un handicap économique qu'il faut résorber. Le mot d'ordre des philosophes et des ministres réformateurs est de mieux contrôler les vagabonds, dissuader l'oisiveté et éradiquer la mendicité. 

Pour mériter l'assistance de la société, le pauvre doit désormais lui être utile et travailler, même sous la contrainte. Mis en place sous Louis XIV, les hôpitaux généraux répondaient à une telle mission. A partir de 1767, des milliers de pauvres sont enfermés dans les dépôts de mendicité, inspirés des workhouses anglaises, où ils trouvent un abri et un travail, mais sont privés de liberté. Parallèlement, de nombreux philanthropes défendent l'idée de bienfaisance, voyant en la générosité humaine une condition du progrès.

Avant la Révolution française, les associations de bienfaisance se multiplient. La Société philanthropique (1780) ou la Société de la charité maternelle (1788) mènent une action sociale novatrice : au nom d'une conception plus positive et empathique de la pauvreté, ces associations privées versent des pensions aux personnes âgées et aux mères de familles nombreuses et organisent l'assistance à domicile des pauvres invalides. A la fin des années 1780, la faillite de l'Église et de l'État devant l'essor de la misère s'accompagne donc d'une prise de conscience sociale. Malgré cela, l'image des pauvres est loin d'être positive et il n'existe aucun consensus sur la meilleure manière de mieux les intégrer à la société.

L’Etat se fait employeur :

Lorsque la Révolution commence, le contexte social est explosif. Depuis le début de l'année 1789, plus de 200 émeutes frumentaires ont éclaté dans différentes parties du royaume et les conflits liés au chômage se multiplient. La haine des accapareurs, des spéculateurs et des riches qui profitent de la crise, engendre les premières violences : les 27 et 28 avril 1789, plusieurs centaines de boutiquiers, d'ouvriers et d'artisans ont attaqué la fabrique de papiers peints de Réveillon et la maison d'Henriot, fabricant de salpêtre, qui avaient suggéré de baisser les salaires des ouvriers.

Le droit à la subsistance et l'accès à la propriété comptent parmi les premières revendications de ceux qui, dans les cahiers de doléances, les manifestations ou les campagnes de pétitions, s'imposent comme les porte-parole du petit peuple. Souvent réduite à l'avant-gardisme des élites politiques et intellectuelles parisiennes, la politique de lutte contre la pauvreté tentée sous la Révolution vient aussi de la pression exercée par une partie des classes populaires qui, à la différence des citoyens invisibles que restent les plus démunis, compensent leur exclusion du vote en pratiquant l'action directe. De 1789 à 1793, en raison du suffrage censitaire, les Français les moins riches sont en effet exclus du vote. La révolution politique se fait donc en grande partie sans les pauvres.

Même si beaucoup de députés sont hostiles à l'inflation législative, c'est à l'Assemblée que la première politique d'assistance de la Révolution se formalise, le 12 juin 1790, lorsque La Rochefoucauld-Liancourt présente le rapport du Comité de mendicité, inspiré des projets libéraux des Lumières. « La misère des peuples est un tort des gouvernements » : pour la première fois, la pauvreté est considérée comme un échec politique et comme une dette de la nation envers « ceux qui n'ont rien ».

L'assistance devient un droit des individus et un des premiers devoirs de l'État. Entre 1790 et 1792, le Comité de mendicité, transformé en Comité des secours sous l'Assemblée législative, engage une politique d'assistance sociale inédite en Europe car publique, financée par les impôts et fondée sur le principe d'équité territoriale. Pour tous ceux dont les impôts sont inférieurs au salaire d'une journée de travail (moins de 20 sous), le Comité assure la distribution des allocations, l'approvisionnement des hôpitaux et des asiles, envoie les réponses aux pétitions et sollicitations individuelles. Mais sa tâche principale consiste à dénombrer les pauvres.

Cette première bureaucratie spécialisée accompagne une frénésie législative : en trois ans, 56 décrets sont ainsi votés pour lutter contre la pauvreté. Pour combattre le chômage, l'État se fait aussi employeur : plus de 20 000 indigents de la capitale sont ainsi embauchés sur les chantiers de construction, alors que d'autres rejoignent les ateliers de filature.

Contrairement aux idées reçues, l'aide sociale n'est pas un monopole de l'État, qui, selon le modèle anglais, encourage les dons privés et la solidarité collective : « Le champ de la bienfaisance sera toujours ouvert, soit aux particuliers, soit aux associations. » Nuançant les mythes du « centralisme jacobin », la loi du 25 mai 1791 confie une partie importante de l'action sociale aux conseils municipaux, chargés de recueillir les dons privés et d'éviter le gaspillage des fonds publics.

Néanmoins, redoutant que, comme en Angleterre, les aides sociales ne creusent davantage le déficit public, persuadés que la charité ne fait qu'encourager l'oisiveté, pétris d'une image dégradante de la pauvreté, les députés entendent réprimer la mendicité : s'ils veulent toucher des aides publiques, les pauvres doivent accepter de travailler. Le décret du 30 mai 1790 pose les bases d'un encouragement au retour volontaire au pays des sans domicile fixe parisiens, les récalcitrants étant enfermés dans des « maisons de répression » voire déportés à Madagascar. Répressive, cette ambitieuse politique se heurte à la conjoncture politique et économique.

L'abolition des anciens impôts (la dîme, la gabelle) et la suppression des corporations (en 1791) tarissent les fonds qui permettaient de financer l'aide sociale. Partout, les municipalités, les clubs et les associations doivent faire face à l'effondrement des œuvres charitables. Localement mises en place, les taxes sur les riches rencontrent de fortes oppositions.

Une politique unique en Europe :

Tout change après l'élection de la Convention en septembre 1792. Les pauvres sont désormais intégrés dans la société politique : ils obtiennent le droit de vote en 1793 et sont même érigés en modèles de la citoyenneté. Pendant deux ans, la Convention mène une politique sociale jamais vue : aide à domicile pour les personnes âgées, allocations pour les accidentés du travail, pour les familles des citoyens morts au service de l'État ou les familles nombreuses, projet de création d'une « Caisse nationale de prévoyance » et de sociétés de secours mutuel, versement des prestations sociales...

Liée au contexte de mobilisation et aiguillonnée par la pression des sans-culottes, l'intervention de l'État se fait massive. Le 27 novembre 1792, la Convention vote des secours aux parents des « défenseurs de la Patrie ». Votées en 1793, les deux lois sur le maximum visent à réguler l'économie de marché et à réduire les inégalités en limitant les prix et les salaires. Ce volontarisme est un pari politique : les Conventionnels sont convaincus que le despotisme prospère sur la misère sociale.

Afin de mieux répartir les aides sociales dans les campagnes, le décret du 22 floréal an II (11 mai 1794) prévoit la création d'un livre de Bienfaisance nationale dans chaque département, sur lequel doivent être recensés tous les ayants droit. Néanmoins, le décalage entre les principes d'humanité et la pratique est plus évident encore entre 1793 et 1794, quand le contexte de guerre extérieure et civile affaiblit l'État, désorganise l'action locale et radicalise la répression politique.

Envisagés par les plus radicaux, les projets d'accès à la petite propriété pour les plus humbles et la redistribution des terres ne sont jamais décrétés en raison des oppositions internes à la Convention. En raison du contexte de guerre, ces lois restent de toutes façons souvent inapplicables. L'assistance publique se limite à une aide d'urgence.

L'initiative privée n'est jamais interdite et parfois même encouragée. Chaque trimestre, les agences de secours publient les noms des bienfaiteurs des pauvres. Les caisses de secours cantonales continuent de collecter les dons privés et les sociétés philanthropiques restent actives, créant des orphelinats, fondant des associations de prévoyance pour les assurances vie ou des caisses de prévoyance. Mais, là encore, la guerre et les confiscations des biens des « ennemis de la Révolution », prévue par les décrets des 8 et 13 ventôse an II (26 février et 3 mars 1794), ont pour effet pervers d'assécher ces dons.

Un bilan mitigé :

Le Directoire (1795-1799) se traduit par une nette détérioration de la politique d'aide sociale. L'hiver 1794-1795, un des pires du siècle, provoque un essor sans précédent de la pauvreté, du vagabondage et des abandons d'enfants. Avec le rétablissement du suffrage censitaire, les pauvres, considérés comme des arriérés, sont à nouveau exclus de la vie politique. Pourtant, l'effort financier en faveur de l'aide sociale est davantage redéployé qu'oublié. Les lois de l'an V (1797-1798) transfèrent aux municipalités l'essentiel de l'assistance, financée grâce aux taxes locales. Des bureaux de bienfaisance municipaux dotés par les mairies, les particuliers et une taxe ad hoc sont créés. Chargés de distribuer le secours aux indigents, ils survivent à la Révolution, puisqu'on en trouve encore sous la monarchie de Juillet.

Plus ambitieuses que jamais, plus complexes qu'on ne le dit souvent, les politiques d'égalité tentées pendant la Révolution française ont échoué à éradiquer la pauvreté. Rien d'exceptionnel à cela : partout en Europe, les politiques d'assistance achoppent devant la misère.

Si le bilan économique est pour le moins mitigé, il n'en reste pas moins que, pendant la Révolution, les pauvres ont gagné une dignité et ont conquis des droits politiques et sociaux qu'ils n'avaient jamais eus auparavant. D'autre part, les projets tentés entre 1789 et 1799 ne restent pas lettre morte : tissant un nouveau rapport entre la nation et ses plus humbles citoyens, ils servent de référence constante aux politiques sociales des siècles suivants. »

-Guillaume Mazeau, "Qu'a-t-elle fait pour les pauvres ?", L'Histoire, Juillet-septembre 2013.

2 commentaires:

  1. Tout ceci rejoint les thèses d’Henri Guillemin sur la récupération et le verrouillage de la Révolution par ceux qu’il appelle « les gens de bien ».

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    1. En effet. Et le caractère bourgeois et oligarchique du régime ne fit qu'empirer sous le consulat et l'Empire, comme j'en reparlerais un de ces jours... Ce n'est pas un hasard si M. Macron a tressé des lauriers à M. Bonaparte...

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