mardi 19 octobre 2021

Les caisses publiques sont vides, mais pas les coffres-forts privés


 

« L’ambition des grands est telle, que si dans un État on ne s’efforce, par tous les moyens et par toutes les voies, de l’écraser sans pitié, elle l’entraîne bientôt dans sa chute. »

(Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, 1531).

« La première critique de la propriété privée part naturellement du fait où se manifeste sous sa forme la plus tangible, la plus criante, la plus immédiatement révoltante pour le sentiment humain, l'essence contradictoire de cette propriété : ce fait, c'est la pauvreté, c'est la misère. » 

(Karl Marx, La Sainte famille, 1845).

 

Je lisais l’autre jour qu’il y avait en 2014 : « Au moins 1,2 million de ménages pauvres sont en liste d’attente pour être logés en HLM alors qu’il y a en France 2.2 millions de logements vacants ».

Et je lisais récemment dans le compte-rendu d’un livre de politique économique qui semble fort bon que : 

« Si l’on ajoute aux 6 millions de chômeurs (catégorie A,B,C,D,E), 4,1 millions bénéficiant de la prime d’activités, 2 millions bénéficiant de l’AAH, 1,5 million « sans droits » (jeunes primo-demandeurs, autoentrepreneurs qui ne gagnent rien, retraités qui cherchent un emploi pour couvrir leurs charges), nous sommes à 13 millions de personnes en situation de sous-emploi occasionnel ou chronique soit un peu moins de la moitié de la population active (29,3 millions) ! »

Tous cela appellerait des correctifs, des mesures, des remèdes, des politiques sociales en somme. Il serait bon de rendre les travailleurs moins dépendants des revenus gagnés sur le marché –c’est-à-dire moins dépendants de l’impératif vital de gagner le « bon plaisir » de clients. 

Il serait bon d’accroître ou de réviser les lois qui encadrent la propriété privée et son usage (et ses abus).

Il serait bon de se demander pourquoi le code du travail s’est accru sans effets notables sur la dégradation des conditions de travail ? Serait-il mal conçu ? Ou bien non appliqué ? Car les lois qu’on ne se soucie pas de rendre effectives sont comme des paroles jetées dans le vent. Qu’en est-il des effectifs de l’Inspection du travail ?

Il serait bon de consolider d’anciens droits –ceux-là même que la future réforme des retraites de la macronie se propose d’attaquer- et d’en assurer de nouveaux, comme le droit à la formation professionnelle permanente au cours de la vie.

Mais voyez-vous citoyen, tout cela, ça coûte cher. Les caisses publiques sont vides, paraît-il. Il est vrai qu’on s’est empressé de les vider par une gestion calamiteuse de la dette publique, la vente d’un secteur public souvent rentable et sur lequel l’Etat se finançait hors impôts, et une indifférence au bien public (ou une incompétence) qui ne date pas d’hier.

Pourtant, il n’est que de détourner nos regards des hauteurs majestueuses où trônent nos gouvernants, pour d’autres sommets qui ne sont pas moins élevés, afin de se persuader que, si les caisses publiques sont vides, il en va tout autrement des coffres-forts de certains particuliers :

 

« Les milliardaires français grands gagnants de la décennie qui vient de s'écouler. Selon une étude de PwC qui a mesuré l'évolution du patrimoine des milliardaires en dollars entre 2009 et mi-2020, les Français sont après les Chinois ceux qui ont vu leur patrimoine le plus progresser.

En 10 ans, le patrimoine des milliardaires français est passé de 82,2 milliards de dollars à 442,9 milliards de dollars, soit une croissance de 439%. Si la Chine a vu le patrimoine de ses milliardaires multipliés par plus de 12 sur la période (+1146%), tous les autres pays n'ont pas enregistré de telles hausses. +175% pour les milliardaires allemands, +17% pour les Américains, +168% pour les Britanniques ou encore +238% pour les Canadiens. […]

Le rendement des actifs après impôts en France était largement en dessous de la moyenne des pays de l'OCDE jusqu'en 2018 et la suppression de l'ISF et la mise en place du prélèvement forfaitaire unique de 30% sur les revenus du capital.

Les milliardaires français ont […] profité de l'enrichissement global et de l'appétit d'une nouvelle clientèle asiatique pour les produits de luxe français. Le nombre de clients pour les produits de luxe a explosé en 10 ans pour atteindre les 390 millions de personnes en 2019 selon Bain & Company.

Des riches clients de plus en plus nombreux qui achètent des sacs Vuitton, du cognac Hennessy, des parfums Dior ou du champagne Veuve Cliquot... Autant de marques qui appartiennent à Bernard Arnault, fondateur et principal actionnaire de LVMH. Il est à lui seul responsable d'un quart de l'accroissement du patrimoine des milliardaires. En 10 ans, son patrimoine (constitué principalement d'actions LVMH) est passé de 16,5 milliards de dollars à près de 100 milliards aujourd'hui. »

[Notons par parenthèses qu’il s’agit de comparaisons avant/après la crise financière mondiale de 2008, c’est-à-dire la période où le Président Sarkozy prétendait paraît-il « moraliser le capitalisme » … ]

« Et si Bernard Arnault est l'exemple le plus spectaculaire, il n'est pas le seul. Françoise Bettencourt Meyers, l'héritière L'Oreal (68,3 milliards de dollars), François Pinault (44,6 milliards), les frères Wertheimer, prorpiétaires de Chanel (67 milliards à eux deux) ont eux aussi largement profité de la décennie écoulée. »

- Frédéric Bianchi, « Après les Chinois, ce sont les milliardaires français qui se sont le plus enrichis depuis 10 ans », 19/10/2020.


Toujours selon BFM, qu’on n’accusera pas d’être un médium anticapitaliste…

« Si les milliardaires français se sont enrichis, ce sont les plus riches d'entre eux qui en ont le plus profité. Dans le top 30 du classement Bloomberg des plus grandes fortunes du monde, on dénombre désormais cinq Français. De Bernard Arnault (3ème fortune de la planète) aux frères Wertheimer propriétaires de Chanel (30ème) en passant par Françoise Bettencourt Meyers (11ème) l'héritière de L'Oréal, l'Hexagone est le deuxième pays qui compte le plus de représentants dans le classement. 

Cette situation est inédite dans l'Histoire. Dans le classement Forbes des mlliardaires en temps réel, deux Français font partie des dix personnes les plus riches de la planète (Bernard Arnault et Françoise Bettencourt Meyers). Ce qui n'était jamais arrivé.

Jusqu'à la fin des années 2000, on ne trouvait aucun Français dans ces classements qui faisaient la part belle aux Américains. […]

Cette consécration des Français s'explique par la montée en puissance du luxe dans le monde et notamment dans les pays émergents. Jusque dans les années 2000, les plus grandes fortunes étaient celles qui avaient bâti des empires dans la consommation et la grande distribution comme les fondateurs d'Ikea, d'Aldi ou en France la famille Mulliez d'Auchan. […]

La décennie écoulée a vu la montée en puissance des acteurs de la tech évidemment mais aussi du luxe. Ce dernier marché a explosé ces dernières années. Selon Bain & Company qui réalise une étude annuelle, les ventes de produits de luxe ont presque triplé en 20 ans passant de 108 milliards de dollars en 1999 à 281 milliards de dollars en 2019. Une croissance qui s'est accélérée dans les années 2010 avec l'émergence d'une classe aisée en Asie. Le marché du luxe a progressé en moyenne de 7,5% par an durant cette décennie.

Le luxe français exporte aujourd'hui vers 180 pays avec un taux d'exportation de 90%.

Un secteur en plein essor et aux marges insolentes. Elles se situent entre 30 et 40% en moyenne quand elles ne dépassent pas 1% par exemple dans la grande distribution alimentaire. »

[On notera donc en passant le caractère totalement stratégique pour l’accroissement de richesse de cette grande bourgeoisie du maintien de la France en économie ouverte, et par suite leur soutien constant au libre-échange et à l’Union européenne qui en est le relais local sur le continent… et ce qu’importe les conséquences économiques pour d’autres secteurs comme l’agriculture ou l’industrie…] 

« La capitalisation boursière combinée de ce qu'on appelle désormais "KOHL" (Kering, L'Oréal, Hermès, LVMH) est passée de 513 milliards d'euros au 31 décembre 2019 à plus de 710 milliards aujourd'hui (après un creux lors du krach de mars dernier). Une hausse de 38% qui a entraîné les hausses de patrimoines de leurs principaux actionnaires.

Et cette hausse n'est sans doute pas terminée. Le luxe devrait continuer à se démocratiser ces prochaines années. Le marché devrait passer de 390 milions d'acheteurs dans le monde en 2019 à 450 millions en 2025. »

-Frédéric Bianchi, « Pourquoi la France compte plus d’ultrariches que la Chine ou l’Allemagne », 02/05/2021.


Si l’on ajoute à cela 15 à 29 milliards d’euros de dépenses publicitaires annuelles (de 2003 à nos jours) en France ; dont beaucoup ont été effectuées par les entreprises privées pour enrichir les personnages que l’on trouve plus haut, peut-on encore croire qu’il n’y aucune perspective pour accroître les revenus de l’Etat, et ses marges d’action ?

Post-scriptum : Notons enfin que l’appartenance à cette bourgeoisie française repose de plus en plus sur un processus de transmission patrimoniale familiale, loin de l’imaginaire du « self-made man » ayant réussi son ascension sociale par ses efforts : « Passant au crible le classement Forbes 2021, le Financial Times constatait il y a quelques mois que près de 80 % des 42 milliardaires hexagonaux de ce hit-parade mondial étaient des héritiers. Un pourcentage sans équivalent et bien au-dessus de la moyenne mondiale d’environ 40 %, qui fait de notre pays un paradis sans rival pour les progénitures des grandes fortunes. » (Michel Soudais, « La France des héritiers », Politis, 25 août 2021). 

5 commentaires:

  1. Certes, les ultra riches sont toujours plus riches, mais regardons la mobilité sociale des autres parties de la société.

    Un petit-fils d'ouvrier à autant de chances d'être cadre supérieur qu'un petit fils de cadre (à 3% près). Source : INSEE. Donc, la mobilité sociale existe (en deux générations, ce qui n'est pas trop mal, vous en conviendrez). Le problème se situe donc au niveau de la grande fortune.

    Prendre les biens des milliardaires vous semble être une option séduisante, cependant, dois-je vous rappeler que c'est précisément à cause de l'action de l'Etat qu'ils sont là où ils en sont ? Accroitre ses moyens d'action sans changer auy préalable le système est donc voué à l'échec.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour lecteur anonyme,

      Je veux bien votre source de l'INSEE, car je me suis laissé dire au contraire que la mobilité sociale en France est plutôt médiocre par rapport à d'autres pays de l'OCDE. Le dernier texte que je cite dans le billet dit d'ailleurs que les milliardaires français le sont bien plus du fait de la reproduction sociale familiale que cela n'est vrai de la moyenne internationale.

      Sur les responsabilités de l'Etat, il en sera question dans un prochain billet. Si vous voulez dire que la direction de l'Etat est bien plus importante que l'étendue des moyens d'action qu'il faudrait lui confier pour changer cette situation, je serais assez d'accord.

      Le problème est qu'aucun des partis ayant des chances raisonnables d'accéder au pouvoir prochainement ne compte mener de réelles politiques redistributives. Quand même le secrétaire général du parti communiste français fait l'éloge posthume d'un escroc comme Bernard Tapie, c'est qu'il n'y a pas d'alternative sociale crédible dans les partis, même de gauche...

      Supprimer
    2. - https://www.insee.fr/fr/statistiques/4797592?sommaire=4928952 -> On a ici les résultats pour la mobilité parent-enfant. Un simple calcul à partir des données de la figure 3a vous donnera les "chances" du petit-enfant d'une profession d'accéder à telle profession. Vous verrez alors le miracle des professions intermédiaires, qui permettent une mobilité sociale réelle sur deux générations (pas une mais deux).

      L'explication est simple : le fils d'un ouvrier, s'il est motivé, ne sera pas des masses aidés par ses parents (il n'ira pas à Louis le Grand par manque d'argent et d'aide), mais il pourra faire une profession intermédiaire, lui laissant le temps et l'argent d'aider son enfant s'il est motivé, et cet petit-enfant là sera dans une profession "haut-classée". Dans l'autre sens, quand on bosse 24h/24 en tant que cadre, on ne s'occupe pas de son enfant. Par le piston, il s'en sortira, mais il n'aura pas la capacité de pistonner son propre enfant, qui chutera. La clef, c'est DEUX générations. L'important, c'est la lignée.


      - Pour l'Etat, c'est tout aussi simple. Je me fonde sur l'histoire et je fais une induction. Quand les êtres humains ont donné des gros pouvoirs aux Etats (par une direction autocratique ou une démocratie absolue comme à Athènes -ouijesaisc'estlimitéblablabla, vous avez compris l'idée), ça a déconné par abus de pouvoir. L'enfer est pavé de bonnes intentions.

      Supprimer
    3. Selon cet article, durant les 20 dernières années, la mobilité sociale des 20% de Français les plus pauvres s'est détériorée. Par conséquent il n'y a pas seulement des inégalités socio-économiques croissantes, mais également une forte immobilité sociale aux deux extrêmes de la hiérarchie sociale.

      De plus vous comparez des évolutions statutaires (d'ouvrier à cadre), alors qu'au cours des dernières décennies la catégorie de cadres s'est nettement étendue et diversifiée en termes de statut socio-économiques.

      Par ailleurs il n'y a pas que les inégalités de revenus à prendre en compte, mais également d'autres inégalités de richesses. Par exemple: "[En 2006] seul un tiers des ouvriers est propriétaire de son logement contre 41 % des cadres, alors que la proportion de propriétaires parmi les ouvriers et les cadres était quasiment la même en 1984." (Anne Lambert, « Les métamorphoses « du » périurbain. Des « petits blancs » aux « immigrés » », 2013).

      Supprimer
    4. 1) Vous vous fondez sur Les Echos, je me fonde sur les statistiques données par l'INSEE. Vous prenez les sources que vous voulez, mais si vous voulez que votre discours ait un intérêt, prenez de bonnes données au moins. Vous savez, les journalistes disent des tas de choses, vraies comme fausses.

      2) Ce qui compte n'est pas tant la richesse mais le statut, qui compte entre autres la richesse mais aussi le prestige, la culture, etc. Avez-vos regardé la figure 3a ? Elle recoupe ces divers aspects par la partition statutaire (qui prend même en compte votre truc du logement puisque vous triez vous-mêmes par statut selon cadre ou ouvriers !).


      3) EDIT : le calcul précis donne qu'un petit-fils d'ouvrier qualifié a 24% de chance d'être "cadre ou profession intellectuelle >", un fils de "cadre ou profession intellectuelle supérieure" 36%. L'écart n'est pas aussi massif que ce qu'on pourrait croire. Sachant que les fils d'ouvriers peu qualifiés ont grosso modo les mêmes "chances de statut" que les fils d'ouvriers qualifiés (cf fig3a sur le lien de l'INSEE), votre contestation des 20% les plus pauvres ne tient pas debout.

      4) En conclusion, vous pouvez ne pas même jeter un regard sur les statistiques pour quantifier le problème (je ne crois pas que vous ayez regardé le lien que j'ai donné), mais vous direz n'importe quoi. C'est un choix après tout.

      Supprimer