Au sein de la gauche américaine, l’utilisation de l’expression “ PMC ”
s’inscrit dans un débat politique entre la tendance socialiste représentée par
Bernie Sanders et la tendance centriste représentée par Hillary Clinton et Joe
Biden."
-Avant-propos des traducteurs de Catherine Liu, Le
monopole de la vertu. Contre la classe managériale, Allia, 2022 (2021 pour
la première édition américaine).
"Aussi loin que la plupart d’entre nous s’en
souviennent, la classe managériale a toujours mené une lutte des classes, non
pas contre les capitalistes et le capitalisme, mais contre les classes
populaires. Les membres de cette classe ont certes en mémoire une époque où ils
étaient plus progressistes, tout particulièrement pendant la période appelée
“ère progressiste”. Il fut un temps où ces personnes soutenaient le
militantisme ouvrier et les luttes héroïques des travailleurs face aux grands
magnats et aux capitalistes qui les exploitaient : Mrs Leland Stanford Jr,
Andrew Carnegie, John D. Rockefeller, ou encore Andrew Mellon… [...]
S’ils sont toujours aussi convaincus d’être les héros
de l’histoire et de défendre des victimes innocentes face à leurs persécuteurs
malveillants, les classes populaires ne leur paraissent cependant plus
dignes d’être sauvées, car elles sont desservies –selon les normes des
CPIS– par leur comportement : trop passives politiquement ; ou trop en colère
pour rester courtoises."
"Dans leurs goûts personnels, dans leurs
préférences culturelles, ils trouvent la justification de leur inébranlable
sentiment de supériorité vis-à-vis des simples ouvriers. Si, en matière de
politique, ils se contentent essentiellement de pointer du doigt tout écart à
la vertu, rien ne leur plaît tant que les situations de panique morale, qui
incitent les membres de leur classe à des formes encore plus vaines de
pseudo-politique et d’hypervigilance. Vivement décriée, Hillary Clinton disait
en toute franchise son mépris des petites gens lorsque, en 2016, elle
qualifiait sans détour les électeurs de Trump de “déplorables”. [...] Après
avoir réduit les effectifs de cols bleus, les managers cols blancs dénigrent à
présent leurs mauvais goûts littéraires, leurs régimes alimentaires malsains,
leurs familles instables et leurs pratiques déplorables en matière
d’éducation."
"À l’époque où la classe managériale compatissait
à la détresse des masses laborieuses, elle fut également l’instigatrice de
normes de recherche établies dans le cadre d’organisations professionnelles
telles que l’Association médicale américaine, l’Association des professeurs
d’Université et l’ensemble des organisations professionnelles qui aujourd’hui
encore dominent le milieu universitaire. En réglementant ainsi la vie
professionnelle, les CPIS souhaitaient protéger l’intégrité des spécialistes et
des experts face au pouvoir des capitalistes et des marchés. De Jane Addams à
John Dewey, les membres de la classe managériale américaine à ses débuts ont
institué le principe d’une université indépendante et valorisé le rôle de la
recherche dans la définition des politiques publiques, y voyant un facteur
crucial pour le développement de la démocratie industrielle. Ce faisant, les
premiers travailleurs sociaux, les premiers muckrakers –ces journalistes
déterreurs de scandale– ainsi que les plus radicaux des chercheurs en sciences
sociales se rangeaient aux côtés des ouvriers américains et du parti
socialiste, alors dirigé par Eugene Debs, dans leur lutte […] pour donner le
pouvoir aux ouvriers.
Cette époque glorieuse où les CPIS faisaient preuve
d’héroïsme est bel et bien révolue. Les CPIS, dotés d’une grande rigueur
professionnelle et auréolés d’un apparent désintéressement, s’en sont fort bien
tirés au cours de la Grande Dépression, de la Seconde Guerre mondiale et de
l’après-guerre, en bénéficiant de l’expansion des universités ainsi que de la
complexité grandissante du tissu socio-économique américain. [...]
Après 1968, la loyauté des CPIS à l’égard
de la classe ouvrière laissa progressivement place à une loyauté à l’égard du
capital. Depuis cette époque, les éléments les plus brillants
et les plus visibles de la classe managériale ont diligemment mis leurs
cerveaux au service du patronat. Dans les thèses de Marx, la lutte des classes
était le moteur du changement historique et le prolétariat son agent politique
; la classe managériale, dans son incarnation la plus récente, cherche au
contraire à changer le monde en affaiblissant le pouvoir des ouvriers et en
ignorant leurs intérêts. L’élite managériale d’après soixante-huit a acquis la
conviction idéologique qu’elle occupe une position inattaquable, car elle
rassemblerait en son sein les individus les plus évolués que notre planète ait
jamais connus. En réalité, ces personnes ont fait de leur avant-gardisme une
vertu. En reprenant à leur compte l’héritage de la contre-culture et sa
prédilection pour les innovations technologiques et spirituelles, les élites
managériales veulent nous expliquer comment nous devrions vivre."
"Les figures médiatiques de droite ont entendu la
colère des gens ordinaires, mais ils instrumentalisent ce ressentiment à des
fins réactionnaires. Donald Trump a su mieux que quiconque mobiliser
l’animosité du peuple à l’encontre des CPIS. Il lui a suffi de capitaliser sur
plusieurs décennies d’une adroite propagande conservatrice présentant le
progressisme des CPIS comme l’ennemi du peuple et de l’intérêt du plus grand
nombre. Trump n’a jamais cherché à faire croire qu’il était vertueux : au
contraire, sa politique pulsionnelle et son manque de self-control l’ont
rendu séduisant auprès d’un public qui se sentait dédaigné par le surmoi
progressiste. Pour vaincre les politiques réactionnaires qui se cachent sous le
masque du populisme, il nous faut mener à gauche une lutte des classes
contre les CPIS et refuser cette politique des identités qui leur permet
d’exhiber leur vertu. Le parti démocrate, cependant, n’est pas l’organe
politique qui nous guidera dans cette lutte contre le capitalisme, contre ce
système fondamentalement destructeur caractérisé par l’exploitation et la quête
effrénée de profits."
"Tandis que chez Siegfried Kracauer et C. Wright
Mills, les cols blancs étaient des employés épargnés par les tâches physiques
travaillant dans la vente ou dans des bureaux, la classe managériale se compose
pour les Ehrenreich de professionnels diplômés détachés de leurs racines
sociales, tels que les créatifs de l’industrie de la culture, les journalistes,
les ingénieurs informaticiens, les scientifiques, les professeurs d’Université,
les médecins, les banquiers et les avocats, qui occupent tous d’importants postes
de direction ou d’encadrement au sein de grandes organisations."
"Vous qui lisez ce livre, vous êtes sans doute
comme moi un ou une membre ambivalent(e) de la classe managériale. Je suis une
personne appartenant tout au plus à la deuxième génération de cette classe,
mais ce que j’en perçois me déplaît, et je suis déterminée à lutter pour
redonner une dimension commune à toutes les choses que la classe managériale
cherche à monopoliser : la vertu, le courage, la détermination, l’érudition,
les connaissances spécialisées, le prestige et le plaisir, ainsi que le capital
culturel et le capital réel. Tracer les contours changeants de la classe à
laquelle on appartient suppose d’entamer un difficile processus politique
d’autocritique. Celui-ci commence par une redéfinition et une mise en
perspective historique de ses propres valeurs, de ses sensibilités et de ses
affects, en une démarche aussi brutale que revigorante."
"Plus que jamais, les intérêts de la classe
managériale sont désormais davantage liés aux grandes entreprises auxquelles
elle se rattache qu’aux combats de la majorité des Américains, dont les
souffrances servent de prétexte aux actes de philanthropie tant prisés par
l’élite. S’ils sont conscients des difficultés du plus grand nombre, les
membres de la classe managériale atténuent la violence de leur sentiment de
culpabilité en contemplant leurs diplômes et en se persuadant qu’ils sont
meilleurs et plus qualifiés que les autres lorsqu’il s’agit de diriger et de
guider.
Le centrisme de la classe managériale est une
idéologie puissante. Ses priorités en matière de recherche et d’innovation,
établies dans une perspective de profit, sont de plus en plus façonnées par les
intérêts des grandes entreprises, tandis que dans les humanités et les sciences
sociales, des enseignants-chercheurs sont favorisés par les fondations privées
pour leur mépris de l’exactitude historique ; sans parler du matérialisme
historique. Les récompenses offertes par la classe dominante pour obéir à ses
directives sont simplement trop belles."
"Barbara Ehrenreich expliquait que l’hostilité de
classe croissante des CPIS envers les personnes des classes populaires était
animée par une angoisse économique grandissante, résultant de la mise à
mal des services publics et sociaux par la droite ; cette angoisse se
combinait désormais à un certain mépris des gens ordinaires, caractéristique de
la contre-culture. Au cours de l’ère Reagan, les hippies s’étaient en
effet transformés en yuppies, de jeunes diplômés urbains qui affichaient
un profond attachement aux plaisirs incomparables et aux satisfactions
immédiates que pouvait leur procurer leur American Express. Au moment où
prenait fin le rêve d’une redistribution économique du sommet vers la base, au
moment où les capitalistes assoiffés de profits n’étaient plus tant décriés
dans l’imagination populaire, le yuppie en vint brièvement à occuper une
place centrale dans l’imaginaire américain sous la forme d’un personnage
montrant la voie vers un avenir clinquant où l’on ne se refuserait aucun
plaisir. Pour Ehrenreich, le yuppie réconciliait l’hédonisme des années
1960 avec le consumérisme des années 1980, alimenté par l’endettement."
"Sous Reagan, à mesure que le filet de sécurité
sociale s’effilochait, les pauvres apparaissaient aux yeux de cette fragile
classe moyenne sous les traits de doubles cauchemardesques, soit ce
qu’ils risquaient de devenir s’ils venaient à perdre leur respectabilité
bourgeoise. Les CPIS observaient les classes inférieures avec les yeux de
la classe dominante, sans toutefois pouvoir se distancer suffisamment des
pauvres qui sombraient dans la misère. Le déclassement social devenait une
réalité terrifiante, et par conséquent les pauvres étaient perçus comme une
monstrueuse altérité. Dans les éléments de langage de la droite, on ne cessait
de rattacher la pauvreté à la race et de diaboliser les pauvres. C’est sous le
mandat de Reagan qu’un nouveau discours sur la pauvreté émergea : les pauvres
ne savaient pas gérer leurs impulsions. Ils ne vivaient pas selon leurs moyens.
Ce type de propos était apparu dans les années 1960, lorsque Daniel Moynihan
avait affirmé que la pauvreté était une question de “culture”.
Dans les années 1980, la classe moyenne américaine vivait dans l’angoisse de
tomber dans la classe inférieure."
"Aujourd’hui encore, l’affaire Sokal est étudiée par les physiciens, les mathématiciens et les jeunes scientifiques qui travaillent dans les domaines de la physique ou de la chimie quantique. Du côté de la théorie critique et des humanités, on essaie tant bien que mal de l’oublier. Quoi qu’il en soit, cela n’a entraîné aucune conséquence sur les carrières respectives des éditeurs de la revue. Bien au contraire, les réputations de Ross, Aronowitz et Robbins en sortirent renforcées dans les cercles postmodernes dans la mesure où ils affirmaient mener un juste combat contre les réactionnaires qui s’opposaient à la théorie postmoderne et à la politique des identités. Les trois éditeurs étaient les hérauts d’une position identitaire qui, avec l’approbation de la classe managériale, allait devenir dominante au sein du monde universitaire. Il convient de remarquer que l’affaire Sokal est survenue à un moment où la guerre culturelle battait son plein au sein de l’Université américaine, alors que la nouvelle vague de théoriciens issus du postmodernisme ou des cultural studies présentait tout opposant à ses innovations épistémologiques comme un réactionnaire incapable de se défaire d’idées obsolètes comme l’objectivité ou –pire encore– l’universalisme."
"Le 10 septembre 2008, Hank Paulson, secrétaire
au trésor de George W. Bush, ainsi que Ben Bernanke, directeur de la Réserve
fédérale, prirent la parole devant le Congrès pour exhorter les parlementaires
à renflouer un secteur bancaire alors en plein effondrement. En 2009, sous
l’administration Obama récemment élue, Timothy Geithner mettait en place le
TARP (pour Troubled Asset Relief Program ), qui offrait aux banques 700
millions de dollars de fonds publics pour revenir à l’équilibre financier.
Selon l’analyse de Tooze, la Réserve fédérale a transféré 5000 milliards de
dollars additionnels aux banques non américaines dans l’objectif de garantir la
liquidité financière à l’échelle planétaire. Dans le même temps, entre 2007 et
2016, 8 millions d’Américains se sont vu saisir leur maison. La crise
économique et le renflouement qui s’ensuivit exacerbèrent les inégalités à tous
les niveaux et ne conduisirent à aucune réforme significative du secteur
financier. Les banques tirées d’affaire continuèrent à faire saisir les propriétés
des familles les plus pauvres tout en refusant aux emprunteurs solvables
l’octroi de nouveaux crédits. Sous la présidence d’un Africain-Américain formé
dans les universités les plus prestigieuses, la richesse des familles
africaines-américaines s’était effondrée. En effet, il a été maintes fois
démontré que les propriétaires africains-américains et latinos furent les plus
durement touchés par la crise financière de 2008 […] Jamais la politique des
identités menée par Obama ne se traduisit sur le plan économique par des
mesures profitant aux minorités et aux classes populaires."
"La procréation terrifie tout autant les CPIS
qu’elle les ravit, car les enfants ne peuvent qu’amplifier les angoisses liées
à la concurrence. Pour Paula Fass, la peur constitue l’une des caractéristiques
distinctives de la parentalité au sein de la classe moyenne, car les parents
appartenant à cette classe “imaginent ce que devra endurer un enfant à
l’avenir s’il ne réussit pas dans la vie”. Même lorsqu’ils engagent une
aide à plein temps, les parents CPIS qui travaillent demeurent tiraillés par
l’angoisse que leur enfant ne puisse pas bénéficier de la bonne pédagogie et
qu’il ne soit pas correctement stimulé ; dans le même temps, cette éducation
fait peser une charge importante sur leurs deux salaires, qui leur permettaient
de conserver des habitudes de consommation propres à la classe moyenne
supérieure. On sait bien que les nourrissons sont des êtres sensuels, à la fois
dépendants et hédonistes. Leur dépendance, en même temps que leur soif de
plaisir, représente une menace existentielle pour le puritanisme des élites
américaines. Il n’est donc pas surprenant que la gestion du bon développement
des enfants –pour faire d’eux des adultes brillants– soit un élément central de
la parentalité chez les CPIS. Selon leur vision, les quelque 40 % d’enfants
américains conçus en dehors du mariage ou en dehors de la classe moyenne
supérieure ne sont pas considérés comme des êtres dignes de l’intérêt de la collectivité
ni de la sollicitude de l’État. Nul besoin d’être socialiste pour constater que
la puériculture, la santé et l’éducation des enfants constituent les domaines
où les privilèges de classe sont reproduits de la manière la plus extrême et la
plus spectaculaire. [...]
Les parents CPIS perfectionnistes partent en croisade
pour éduquer les classes inférieures : ils n’hésitent pas à humilier les
nounous, les babysitters, les grand-mères ainsi que les autres parents en leur
démontrant les effets néfastes des vaccins, du temps passé sur les écrans, des
chatouilles, des poupées, des jeux vidéo, des friandises en forme de cigarette
ou du sucre en général. En cette époque de pandémie de coronavirus, les enfants
des Américains les plus fortunés, inscrits dans des écoles privées, bénéficient
de professeurs particuliers à plein temps ainsi que de cours en effectif réduit
sur Zoom et/ou en présentiel, ce qui réduit les risques et favorise la
stimulation intellectuelle et l’éducation.
Vers 1900, à l’époque où la classe managériale
émergea, les CPIS s’intéressèrent aux politiques publiques capables d’améliorer
le bien-être des enfants. Comme l’a remarqué Judith Sealander, les mouvements
sociaux réformistes défendaient la vision d’un État fort, capable d’apporter
des solutions aux maux de la société, tout particulièrement en matière de
puériculture et de santé maternelle. Or, un siècle plus tard, les élites
managériales allaient entièrement glisser du côté du néolibéralisme pour se joindre
au concert de critiques contre l’“étatisme” et contre un “assistanat” jugé
contre-productif. Promulguée par Bill Clinton, la loi dite de Personal
Responsibility and Work Opportunity, ou réforme des aides sociales,
déclarait une guerre sans merci aux citoyens les plus jeunes, les plus pauvres
et les plus vulnérables. Pour être éligible aux aides sociales, la mère de
famille américaine la plus pauvre devait trouver un emploi et le conserver,
quand bien même son maigre salaire ne lui permettrait pas de s’offrir une
solution de garde pour ses enfants. L’austérité et la “responsabilité de
chacun” ont été les deux rengaines qui ont servi à justifier les politiques de
rigueur visant à restreindre l’accès aux aides publiques. Dans une société
pourtant riche, ces politiques s’acharnaient sur les plus démunis. Aux
États-Unis, on a toujours assez d’argent pour réduire l’imposition des riches,
mais jamais assez pour les programmes sociaux en faveur des enfants et de ceux
qui s’en occupent. En matière de bien-être infantile, l’élite managériale
estime que le surplus collectif, soit la marge excédentaire dégagée par la
totalité de l’activité économique, devrait profiter aux enfants d’une poignée
de grandes fortunes."
"Dans les années 1970, au moment où les
baby-boomers CPIS s’essayaient à la spiritualité “orientale”, valorisaient
l’exploration de soi contre la tradition et s’aventuraient dans de nouvelles
formes de sentimentalité et de sexualité, ils voyaient les ouvriers comme des
partisans de l’autorité, en retard sur le progrès, se mariant pour la vie et
suivant un modèle familial traditionnel biparental. Aujourd’hui, après des
décennies d’austérité, les foyers des classes populaires et leurs cercles
familiaux se trouvent à un point de rupture. Jefferson Cowie et Jennifer Silva
ont montré que la vie familiale des ouvriers et employés américains actuels se
caractérise par une instabilité plus forte ainsi qu’une proportion plus
importante de divorces et de familles monoparentales que leurs homologues CPIS.
La probabilité de se marier et de ne pas divorcer est beaucoup plus grande chez
les CPIS, qui se marient rarement – voire jamais – avec une personne non issue
de leur classe. La famille CPIS est devenue un bastion de reproduction des
privilèges de classe."
"22 % des enfants américains vivent dans la
pauvreté, tandis que 38, 8 % ont fait l’expérience d’une forme ou d’une autre
de pauvreté au cours de leur vie. Les chiffres pour les enfants
africains-américains sont encore plus désastreux : 38, 5 % d’entre eux vivent
dans la pauvreté et 75, 5 % ont déjà vécu dans la pauvreté."
"Il nous semble difficile d’imaginer qu’à une époque, on considérait la richesse du vécu des enfants comme un bien commun. [...] Dans la Grande-Bretagne d’après-guerre, Winnicott accueillait favorablement la redistribution du surplus social, qui devait permettre au plus grand nombre de Britanniques de profiter de la richesse et de la santé de sa propre enfance privilégiée. Il admet ouvertement que son enfance heureuse lui a permis d’accroître ses capacités en matière d’observation, d’empathie et de jeu. Ces qualités et ces compétences s’inscrivent dans un héritage humain dont chaque nourrisson sur la planète devrait pouvoir bénéficier. Winnicott a toujours défendu l’idée selon laquelle l’accompagnement des parents constitue une responsabilité sociale et collective."
"Tout comme il s’en prenait aux enseignants
lorsqu’il était gouverneur de l’Arkansas, Clinton s’en est pris aux aides
sociales et à leurs bénéficiaires une fois élu président. En créant des
systèmes d’allocations davantage axés sur la sanction, Clinton, tout comme
Harper Lee, défendait l’idée selon laquelle les aides sociales favorisent les
situations de dépendance et la corruption parmi les pauvres."
"L’empathie livresque d’Obama avait clairement
ses limites. En effet, il expulsa davantage d’immigrants clandestins que tout
autre président avant lui."
"Au cours de la guerre culturelle des années 1970
et 1980, en réaction aux ambitions colossales du mouvement féministe, les
stratèges conservateurs instillèrent une panique morale, mettant en garde
contre l’effondrement imminent du mariage et de la famille. Pourtant, les
années passaient et les CPIS issus de la contre-culture –hommes comme femmes–
ne se transformaient aucunement en libertins. De fait, la majorité des
Américains diplômés abandonnèrent la promiscuité sexuelle et les arrangements
amoureux atypiques à mesure qu’ils avançaient dans leurs carrières. Avec
l’augmentation de leurs revenus et de leur patrimoine, on les incita à se caser
et à cesser la valse des partenaires. La protection du statut socio-économique
des CPIS fut à la source de sacrifices et de compromis que les classes
populaires précaires réprouvaient. En 2020, c’est parmi les personnes non
diplômées que les taux de divorces et de familles monoparentales ne cessent de
grimper. Cette inversion des valeurs a quelque chose d’ironique, car la
guerre culturelle se joue désormais à front renversé : les familles CPIS,
qu’elles soient hétéro- ou homosexuelles, font le choix de la monogamie et des
valeurs familiales avec bien plus de zèle que leurs concitoyens des classes
populaires."
"La rareté des places au sein des établissements
d’éducation supérieure ainsi que la difficulté croissante à rejoindre la classe
managériale ne peuvent-elles pas expliquer cette panique sexuelle qui nous rend
tous un peu plus bêtes ? Dans une société qui voit l’éducation comme un bien
relevant du domaine privé, ou bien comme un avantage concurrentiel au sein d’un
monde de plus en plus précaire et incertain, la curiosité ou la recherche du
plaisir paraissent impensables pour la plupart des jeunes dans le cadre de leur
cursus universitaire. Les libertés intellectuelles et érotiques auxquelles
Kipnis attache tant d’importance s’inscrivent dans une vision aristocratique et
libertine qui a été l’apanage de l’Amérique d’après-guerre et de sa politique
économique redistributive et égalitaire. Pour les administrations
universitaires d’aujourd’hui, ces choses ne paraissent ni concevables ni
souhaitables."
"La coercition sexuelle et l’insécurité
économique s’allient pour produire un terrain propice aux agressions. En
matière de sexe, il ne peut exister aucun plaisir ni aucune liberté tant que
nous ne serons pas affranchis de l’angoisse économique que représente la survie
au quotidien, à laquelle nombre d’entre nous sont réduits."
"Au sein des professions libérales, la
surveillance mutuelle permet d’imposer la conformité sociale et intellectuelle
qu’exige l’appartenance à cette classe profondément fragmentée par la compétition
et l’individualisme."
"En dépit de la sophistication et du détachement
qu’ils affectent, les CPIS versent volontiers dans le mélodrame et le
sentimentalisme lorsqu’il s’agit de parler des inégalités. Ils se représentent
les personnes plus démunies comme d’innocentes victimes qu’ils ne peuvent
qu’“aider”."
"La construction d’un avenir socialiste suppose
que l’on s’engage dans une lutte permanente pour sortir des impasses politiques
dans lesquelles nous ont conduits le centrisme et la pensée pseudo-radicale.
Partout dans le monde, des gens ordinaires non diplômés ont désavoué la
technocratie managériale et lui ont préféré l’autoritarisme populiste, car ils
n’adhéraient plus à un récit néolibéral du monde où tout n’est qu’austérité et
compétition. Pour la majorité de la population n’ayant pas fait d’études supérieures,
les CPIS apparaissent de plus en plus comme une classe pédante, hypocrite et
oppressante : chez les dirigeants conservateurs autoritaires niant la science,
ils retrouvent leur propre colère sans issue et leur propre ignorance. Dans
les démagogues agressifs, ils voient l’incarnation d’une souveraineté qu’on
leur a refusée. Le soutien qu’ils apportent à des milliardaires populistes et à
leurs laquais est tout à fait réactionnaire, cela va sans dire, mais le
réformisme libéral ou le centrisme modéré ne sauraient constituer des réponses
adéquates au populisme. La solution, c’est un socialisme de combat."
-Catherine Liu, Le monopole de la vertu. Contre la classe managériale, Allia, 2022 (2021 pour la première édition américaine).
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