lundi 3 novembre 2025

L’anarchisme de Marx

« La Commune ne fut pas une révolution contre une forme quelconque de pouvoir d’État, légitimiste, constitutionnelle, républicaine ou impériale. Elle fut une révolution contre l’État comme tel, contre cet avorton monstrueux de la société (…) Elle ne fut pas une révolution ayant pour but de transférer le pouvoir d’État d’une fraction des classes dominantes à une autre mais une révolution tendant à détruire cette machine abjecte de la domination de classe. »

-Karl Marx, Lettre à Louis Kugelmann, 17 avril 1871.

« Marx prône finalement un post-capitalisme non-étatique. »

-Benoit Bohy-Bunel, Critique radicale du concept, formulé par Frédéric Lordon, d' "Etat général", Palim Psao, 14 Novembre 2016.

« La grande difficulté du marxisme réside dans le fait que, tout en affirmant théoriquement que seule la fin de l’aliénation économique abolira le politique, il s’est engagé dans la voie révolutionnaire, pensant pouvoir supprimer le politique par les voies du politique. D’où les nombreuses contradictions d’une théorie qui affirme pouvoir les résoudre toutes. » (p.68)

« [Pour Marx], le politique appartient seulement à l’historicité de l’homme, non à sa nature. » (p.70)

-Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2004 (1965 pour la première édition), 867 pages.

« Engels n'explique pas comment l'État se retirerait graduellement de tous ses champs d'intervention, ni pourquoi, sinon que cette intervention deviendrait « superflue »: mais alors de quel point de vue le devient-elle ? […]

"La clef de ce raisonnement se trouve ici : « La scission de la société en une classe exploiteuse et une classe exploitée... était une conséquence nécessaire du faible développement de la production dans le passé. » Comme la planification étatique de la production devait, selon les marxistes, libérer les forces productives de leurs entraves, la société devait ainsi cesser automatiquement d'être divisée en classes. Ainsi c'est l'État socialiste qui aurait pour fonction de développer rationnellement la production, jusqu'à ce qu'il devienne inutile."

-Robert Tremblay, "Critique de la théorie marxiste de l’État", Philosophiques, vol. 13, n° 2, 1986, p. 267-289, pp.281-282.

« La société idéale de Marx […] la société sans classes et sans Etat réalise d'une certaine façon le statut général du loisir dans l'Antiquité, loisir par rapport au travail et, en même temps, loisir par rapport à la politique. Cela doit se produire quand l' "administration des choses" aura remplacé le gouvernement et l'action politique. »

-Hannah Arendt, La Tradition et l'âge moderne, in La Crise de la Culture. Huit exercices de pensée politique, 1961, repris dans Hannah Arendt. L'Humaine Condition, Gallimard, coll. Quarto, 2012, 1050 pages.

 

***

 

« L’Angleterre a donc essayé d’abord d’anéantir le paupérisme par la bienfaisance et les mesures administratives. Elle s’aperçut ensuite que le progrès incessant du paupérisme était, non la conséquence nécessaire de l’industrie moderne, mais celle de la taxe des pauvres. Elle conçut la misère universelle uniquement comme une particularité de la législation anglaise. Ce que l’on attribuait précédemment à un manque de bienfaisance, fut attribué alors à un excès de bienfaisance. Enfin on considéra la misère comme une faute des miséreux et on la punit comme telle.

L’importance générale que l’Angleterre politique a retiré du paupérisme se limite à ceci : le paupérisme, au cours de son développement et en dépit des mesures administratives, s’est érigé en institution nationale ; il est devenu, par là, l’objet d’une administration ramifiée et toujours plus étendue ; une administration dont la tâche n’est plus de le juguler, mais de le discipliner, de l’éterniser. Cette administration a renoncé à tarir la source du paupérisme par des moyens positifs ; elle se contente, chaque fois qu’il jaillit à la surface du pays officiel, de lui creuser, avec une douceur policière, un nouveau lit de mort. L’Etat anglais, bien loin d’aller au delà des mesures d’administration et de bienfaisance, est resté bien en deçà. Il n’administre plus que le paupérisme que domine le désespoir de se laisser prendre et de se faire incarcérer.

Jusqu’ici le « Prussien » ne nous a donc révélé rien de particulier dans la conduite du roi de Prusse. Mais pourquoi s’écrie le grand homme avec une rare naïveté, « pourquoi le roi de Prusse n’ordonne-t-il pas immédiatement l’éducation de tous les enfants abandonnés ? ». Pourquoi s’adresse-t-il d’abord aux autorités et attend-il leurs plans et leurs propositions ?

Le très astucieux « Prussien » n’aura plus d’inquiétude dès qu’il saura qu’ici, comme dans toutes ses autres actions, le roi de Prusse n’a pas montré d’originalité, et qu’il a même suivi la seule voie que puisse prendre un chef d’Etat.

Napoléon voulut, d’un seul coup, anéantir la mendicité. Il chargea les autorités de préparer des plans en vue d’éliminer la mendicité dans toute la France. Le projet se fit attendre. Napoléon perdit patience. Il écrivit à son ministre de l’intérieur, Cretet, et lui intima l’ordre de supprimer la mendicité dans le délai d’un mois. Il lui disait :

On ne doit pas passer sur cette terre sans laisser de traces qui recommandent notre mémoire à la postérité. Ne me réclamez plus trois ou quatre mois pour recevoir des renseignements. Vous avez de jeunes auditeurs, des préfets avisés, des ingénieurs des ponts et chaussées bien instruits ; mettez-les tous en mouvement, ne vous endormez pas dans le travail bureaucratique habituel.

En quelques mois tout fut fait. Le 5 juillet 1808 parut la loi qui interdit la mendicité. Comment ? Par la création des dépôts de mendicité, qui se transformèrent tellement vite en établissements pénitentiaires que l’indigent ne put bientôt plus y entrer qu’après être passé devant le tribunal correctionnel. Pourtant M. Noailles du Gard, membre du corps législatif, s’écria alors :

Reconnaissance éternelle au héros qui assure un refuge à l’indigence et des aliments à la pauvreté. L’enfance ne sera plus abandonnée, les familles pauvres ne seront plus privées de ressources, ni les ouvriers d’encouragement et d’occupation. Nos pas ne seront plus arrêtés par l’image dégoûtante des infirmités et de la honteuse misère.

Ce dernier passage cynique est la seule vérité de ce panégyrique.

Puisque Napoléon a fait appel au discernement de ses auditeurs, de ses préfets, de ses ingénieurs, pourquoi le roi de Prusse ne ferait-il pas, lui aussi, appel à ses autorités ?

Pourquoi Napoléon n’ordonna-t-il pas immédiatement la suppression de la mendicité ? La question du « Prussien » est du même style : « Pourquoi le roi de Prusse n’ordonne-t-il pas immédiatement l’éducation de tous les enfants abandonnés ? » Sait-il, le « Prussien », ce que le roi devrait ordonner ? Rien d’autre que l’anéantissement du prolétariat. Pour éduquer des enfants, il faut les nourrir et les dispenser de travailler pour gagner leur vie. Nourrir et éduquer les enfants abandonnés, c’est-à-dire nourrir et élever tout le prolétariat en train de croître, reviendrait à anéantir le prolétariat et le paupérisme.

La Convention eut, un moment, le courage d’ordonner la suppression du paupérisme, mais pas immédiatement, comme le « Prussien » l’exige de son roi, mais seulement après avoir chargé le comité de salut public d’élaborer les plans et les propositions nécessaires et après que celui-ci eut utilisé les enquêtes détaillées de l’assemblée Constituante sur la situation de la misère en France et proposé, par l’intermédiaire de Barrère la fondation du « Livre de la bienfaisance nationale », etc. Quelle fut la conséquence de l’ordre de la Convention ? Il y eut une ordonnance de plus au monde et, un an après, les femmes affamées assiégèrent la Convention.

Or, la Convention fut le maximum de l’énergie politique, de la puissance politique et de l’intelligence politique.

Aucun gouvernement au monde n’a pris, immédiatement et sans accord avec les autorités, de mesures contre le paupérisme. Le parlement anglais envoya même des commissaires dans tous les pays d’Europe, afin de prendre connaissance des différents remèdes administratifs contre le paupérisme. Mais pour autant que les Etats se sont occupés du paupérisme, ils en sont restés aux mesures d’administration et de bienfaisance ou en deçà.

L’Etat peut-il se comporter autrement ?

L’Etat ne découvrira jamais dans « l’Etat et l’organisation de la société », comme le « Prussien » le demande à son roi, la raison des maux sociaux. Là où il y a des partis politiques, chacun trouve la raison de chaque mal dans le fait que son adversaire occupe la place à la direction de l’Etat. Même les politiciens radicaux et révolutionnaires trouvent la raison non pas dans l’essence (Wesen) de l’Etat, mais dans une forme déterminée d’Etat qu’ils veulent remplacer par une autre.

Du point de vue politiquel’Etat et l’organisation de la société ne sont pas deux choses différentes. L’Etat c’est l’organisation de la société. Dans la mesure où l’Etat reconnaît des anomalies sociales, il en cherche la raison soit dans les lois naturelles qu’aucune puissance humaine ne peut plier, soit dans la vie privée qui est indépendante de l’Etat, soit dans une inadaptation de l’administration qui dépend de l’Etat. C’est ainsi que l’Angleterre trouve que la misère a sa raison d’être dans la loi naturelle, d’après laquelle la population doit toujours dépasser les moyens de subsistance. D’un autre côté, elle explique le paupérisme par la mauvaise volonté des pauvres, comme le roi de Prusse l’explique par le sentiment non chrétien des riches et la Convention par la mentalité contre-révolutionnaire des propriétaires. C’est pourquoi l’Angleterre punit les pauvres, le roi de Prusse exhorte les riches, et la Convention guillotine les propriétaires.

Enfin, tous les Etats cherchent dans des déficiences accidentelles ou intentionnelles de l’administration la cause, et par suite, dans des mesures administratives, le remède à tous leurs maux. Pourquoi ? Précisément parce que l’administration est l’activité organisatrice de l’Etat.

L’Etat ne peut supprimer la contradiction entre la destination et la bonne volonté de l’Administration d’une part, ses moyens et ses possibilités d’autre part, sans se supprimer lui-même parce qu’il repose sur cette contradiction. Il repose sur la contradiction entre la vie publique et la vie privée, sur la contradiction entre l’intérêt général et les intérêts particuliers. L’administration doit donc se borner à une activité formelle et négative ; car là où la vie civile et son travail commencent cesse le pouvoir de l’administration. Bien plus, vis-à-vis des conséquences qui découlent de la nature non sociale de cette vie civile, de cette propriété privée, de ce commerce, de cette industrie, de ce pillage réciproque des différentes sphères civiles, vis-à-vis de ces conséquences, c’est l’impuissance qui est la loi naturelle de l’administration. Car cette division poussée à l’extrême, cette bassesse, cet esclavage de la société civile constituent le fondement sur lequel repose l’Etat moderne, de même que la société civile de l’esclavage constituait le fondement naturel sur lequel reposait l’Etat antique. L’existence de l’Etat et l’existence de l’esclavage sont inséparables. L’Etat antique et l’esclavage antique —franches oppositions classiques— n’étaient pas plus intimement soudés l’un à l’autre que ne le sont l’Etat moderne et le monde moderne du trafic sordide — hypocrites oppositions chrétiennes. Si l’Etat moderne voulait supprimer l’impuissance de son administration, il faudrait qu’il supprime la vie privée actuelle. S’il voulait supprimer la vie privée, il faudrait qu’il se supprime lui-même car il n’existe qu’en opposition avec elle. Aucun être vivant ne croit que les défauts de son être immédiat (Daseins) soient fondés dans le principe de sa vie, dans l’essence de sa vie, mais plutôt dans des circonstances en dehors de sa vie. Le suicide est contre nature. L’Etat ne peut donc pas croire à l’impuissance intrinsèque de son administration, c’est-à-dire à sa propre impuissance. Il ne peut y découvrir que des imperfections formelles et accidentelles et s’efforcer d’y remédier. Si ces modifications sont infructueuses, c’est que le mal social est une imperfection naturelle, indépendante de l’homme, une loi de Dieu, ou bien, la volonté des particuliers est trop corrompue pour correspondre aux bonnes intentions de l’administration. Et quels particuliers pervertis ? Ils murmurent contre le gouvernement dès que celui-ci limite la liberté ; ils demandent au gouvernement d’empêcher les conséquences nécessaires de cette liberté !

Plus l’Etat est puissant, plus un pays est donc politique, et moins il est disposé à chercher dans le principe de l’Etat, donc dans l’organisation actuelle de la société dont il est lui-même l’expression active, consciente et officielle, la raison des maux sociaux et d’en comprendre le principe général.

L’intelligence politique est précisément intelligence politique parce qu’elle pense à l’intérieur des limites de la politique. Plus elle est aiguë, plus elle est vivante et plus elle est incapable de comprendre les maux sociaux. La période classique de l’intelligence politique c’est la révolution française. Bien loin d’apercevoir dans le principe de l’Etat la source des imperfections sociales, les héros de la Révolution française découvrent au contraire dans les tares sociales la source d’embarras politiques. C’est ainsi que Robespierre ne voit dans la grande pauvreté et la grande richesse qu’un obstacle à l’avènement de la démocratie pure. Il désire donc établir une frugalité générale à la spartiate. Le principe de la politique est la volonté. Plus l’intelligence politique est unilatérale, c’est-à-dire donc, parfaite, plus elle croit à la toute-puissance de la volonté, plus elle se montre aveugle à l’égard des limites naturelles et spirituelles de la volonté, plus elle est donc incapable de découvrir la source des maux sociaux. »

-Karl Marx, Gloses critiques marginales à l’article : « Le roi de Prusse et la réforme sociale par un Prussien », Juillet 1844.

Post-scriptum: On peut résumer la conception du politique chez Marx et Engels comme suit : 

1): La rareté produit une opposition de classes pour le contrôle de la richesse disponible. L'activité politique et la formation de l'Etat sont la conséquence de l'état de division caractérisant toutes les sociétés de classe (esclavagiste, féodale, capitaliste...).

2): L'Etat étant l'expression de cette division à l'œuvre dans la société civile, il ne peut pas y mettre un terme, mais seulement y trouver des palliatifs (par l'autoritarisme, par la création d'institutions sociales dont l'Etat-providence est la forme aboutie, etc.).

3): La suppression de la domination de classe implique donc simultanément la suppression de l'Etat (jusqu'ici, rien ne différencie le marxisme de l'anarchisme de Bakounine). 

4): La divergence théorique entre anarcho-communisme et marxisme provient du présupposé avancé par Engels sur la rareté. Puisque la rareté engendre la division de classes et la politique, il faut abolir la rareté. Ici intervient la rhétorique productiviste du marxisme classique, orthodoxe, suivant laquelle, durant la phase de transition révolutionnaire, l'Etat prolétarien doit à la fois réprimer les anciennes classes dominantes et accélérer le développement des forces productives pour mettre fin à la rareté. C'était la pensée de Lénine et de l'écrasante majorité des marxistes russes. 

5): Le drame de cette théorie de l'Etat est que : 1): les fonctions de l'Etat ne sont pas réductibles à la défense des rapports de production dominants ; 2): ni l'Etat, ni personne ne peut abolir la rareté économique comme telle. Il n'y a dès lors aucune raison que la dictature du prolétariat, censée caractériser une période de transition avant l'anarchie et le communisme, ne se prolonge pas indéfiniment, comme l'histoire de l'URSS l'a confirmé.

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