mercredi 6 août 2025

La géographie des enfants, un champ de recherche émergent

Dans le numéro de l’émission radio Géographie à la carte, diffusée le 27 janvier 2022 sur France Culture, le journaliste Matthieu Garrigou-Lagrange interroge ses invités sur autour du thème des Géographies des enfants.

Le pluriel de l’intitulé laisse d’emblée entendre la dualité de l’objet étudié. D’une part, il faut entendre par géographie des enfants l’investigation scientifique des représentations, des croyances, etc., que possèdent les enfants à propos de différents espaces. Il s’agit de comprendre comment l’espace est perçu et représenté selon les âges de la vie. D’autre part, cette dénomination peut aussi recouvrir une prise en compte des pratiques concrètes des enfants, de la manière dont ils découvrent et parcourent l’espace, en développant des compétences spatiales.

La géographie des enfants relève dès lors d’une géographie culturelle, mais également d’une géographie individuelle centrée sur la dimension actorielle de l’enfant.

Pour aborder ce sujet, sont invités deux chercheuses :

-Nolwen Rigollet agrégée de géographie, professeure d'histoire-Géographie au Lycée Champlain de Chennevières-sur-Marne (94) ; doctorante à l’université Paris 1, thèse en cours sur les représentations du monde chez les adolescentes.

-Anne Cécile-Aude, doctorante en géographie à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, thèse sur les représentations de l’espace mondial chez les enfants

Mais sont également invités, de façon plus inattendue, 4 enfants : Violette (8 ans), Noémie (10 ans), Victoria (11 ans, 6ème), Ian (16 ans). Toutes les filles vivent à Paris. Chaque enfant sera interrogé régulièrement au cours de l’émission, sur ses représentations du monde, ses pratiques de l’espace, mais aussi son rapport à la géographie scolaire. On peut mentionner le cas de Yann (6ème minute) qui témoigne de sa découverte de villes étrangères grâce aux cartes distribuées par les offices du tourisme.

Dans une première partie, les géographes invitées abordent l’historiographie de la géographie des enfants. Il s’agit d’un champ disciplinaire émergent (depuis quelques années) de la recherche scientifique, qui trouve plutôt ses préfigurations dans la géographie culturelle anglo-saxonne. Dans l’histoire de la discipline géographie, la perspective des enfants n’avait jusqu’à présent jamais été prise en compte. Nolwen Rigollet et Anne Cécile-Aude avancent certaines causes explicatives de ce désintérêt : le fait que les enfants sont un groupe social inhabituel pour le chercheur, exigeant de développer une méthode nouvelle ; le fait que l’enfant a longtemps été déprécié (considérer comme « peu en capacité de produire des discours, des représentations », ou bien comme reproduisant mécaniquement l’opinion de ses parents), on considérait en somme qu’ils ne pouvaient pas nous apporter de connaissances. Enfin, l’étude des représentations de l’enfant était traditionnellement une chasse gardée de la psychologie.

A rebours de cette perspective, les chercheuses interrogées souhaitent réhabiliter le point de vue des enfants et des adolescents : ces derniers sont des acteurs (ils ont une agency dirait-on en anglais ; une « agencivité », une capacité d’action), et influencent à ce titre l’organisation de l’espace des sociétés (l’émission aurait à ce sujet pu intégrer la question de l’aménagement des lieux de l’enfance : espaces publics de jeux, implantations des crèches, centre aérées et accès à des colonies de vacances…).

Pour accéder à ces représentations, Nolwen Rigollet a suivi la méthodologie suivante :

-531 réponses à un questionnaire donné à des lycéens ;

-Des productions graphiques récoltées chez des élèves de la seconde à la terminale : « Dessine-moi le monde » sans autre consigne.

-Entretiens de 30 minutes menés dans 4 lycées de différents endroits en France, visant à reproduire une certaine diversité géographique et sociale.

L’émission relate un certain nombre de résultats des recherches en cours :

L’opinion courante est que les enfants auraient des représentations concrètes, intimes, à très grandes échelles, mais c’est une méconnaissance de leurs représentations réelles de l’espace.

On peut classifier les représentations spatiales des enfants et adolescents en 3 échelles différentes :

-Le milieu familial, le quartier, l’échelle locale. Le monde pratiqué au quotidien ou déjà parcouru.

-Le monde à l’échelle mondiale mais avec une série de points plus précis déjà parcouru.

-Le monde représenté, imaginé et décrit au travers d’un discours politique et social.

Ces représentations sont inégales selon les classes d’âges. Elles ne sont pas forcément acquises successivement, de manière linéaire. Néanmoins, à partir du CE2, le monde devient perçu de manière plus large.

(32 min) : Selon les géographes invitées, l’idée que les enfants ont un point de vue politique est très négligée par les sciences sociales. Ils ont des représentations hiérarchisées sur les pays, dès le CP. Tous les espaces ne sont pas également représentés ou également attractifs ou répulsifs. Par exemple, New York ou le Japon font beaucoup rêver les enfants. A l’inverse, l’Afrique est très répulsive ; elle est méconnue, stéréotypée et perçue comme un tout homogène, exclusivement constituée d’espaces ruraux traditionnels.

Dans les productions graphiques recueillies, il y a également une angoisse exprimée spontanément par les enfants pour l’avenir de l’environnement (vignette « planète en danger »).

(Le caractère politique (et plus précisément normatifs) de ces représentations apparaît comme discutable au vu des éléments avancés dans l’émission => aimer ou non quelque chose n’indique pas nécessairement une volonté d’exercer une contrainte politique sur cette chose…).

La formation de ses représentations spatiales provient de plusieurs instances de socialisation :

-la famille. Elle transmet des habitudes prises dès l’enfance (prendre le bus, le métro, la voiture…)

-Mais aussi, également, à l’adolescence, le groupe de pairs (car « l’adolescence est un moment d’autonomisation spatiale »).

-Le rôle des média est lui aussi décisif : les représentations se diffusent notamment via la fiction. Ainsi, beaucoup d’adolescents regardent des séries new-yorkaises (d’où une verticalisation du paysage attendu). La frontière, autre sujet de recherche dynamique dans la géographie scientifique, est aussi très présence dans les oeuvres cinématographiques contemporaines.

Outre ses influences, les enfants peuvent développer une compréhension plus abstraite de l’espace, par la médiation de cartes pour savoir se déplacer ; une compétence qui peut être acquise très jeune.

Avec le numérique, les enfants développent des représentations mondiales (par exemple explorer Google Earth, le logiciel de visualisation terrestre développé par Google).

S’agissant de la géographie scolaire, les invités ont dans l’ensemble un discours critique. Ils font part d’une déconnexion entre les expériences ordinaires de l’espace et la science géographique telle qu’on l’enseigne. Les enfants participant à l’émission sentent que les professeurs « baclent » la géographie, ils sont « pas intéressants ». Cette situation tient à la faiblesse du nombre d’enseignants en histoire-géo ayant une formation initiale de géographes (« Très peu de géographe dans le secondaire (au-delà du 90 / 10). »). La critique porte également sur le fait que l’enseignement scolaire ne part pas assez des représentations des enfants pour les impliquer dans l’apprentissage de la géographie. La dimension de plaisir n’est pas introduite dans les apprentissages.

(On peut se demander s’il n’y a pas un lien entre le désintérêt initial de la plupart des professeurs d’histoire-géographie -incluant votre serviteur- à l’endroit de la science géographique, et le fait que la transmission scolaire peine à susciter du plaisir chez les élèves. Comment peut-on passionner les élèves pour quelque chose qui, souvent, ne nous intéresse pas nous-mêmes ? L’institution scolaire produit et reproduit ainsi de la frustration…).

Dernière partie de l’émission (49ème minute) avec : Jérôme Damblant (inspecteur pédagogique) et Éric Froment (professeur d’histoire-géographie) d'une expérimentation menée dans la région des Hauts-de-France, qui mise sur la géographie de proximité avec les élèves. Un partenariat entre l’éducation nationale et l’agence haut-de-France 2040 (qui dépend de la région), qui a conduit à la production d’un Atlas, et plus récemment d’une exposition à destination des établissements scolaires, afin de travailler sur la géographie de la région, les « territoires de proximité », et mesurer l’appropriation de l’espace pour les enfants.

Il s’agit de permettre aux enfants de dépasser l’espace familier voire familial, afin d’entrer dans un espace social, collectif. Passer de l’espace vécu à un début d’analyse géographique.

En conclusion, on peut souligner l’originalité de ce nouveau domaine de recherche, mais également le fait qu’en affirmant que « la géographie est partout » et en intégrant l’analyse des représentations comme démarche légitime en géographie, les doctorantes interrogées contribuent à une stratégie collective de légitimation de la géographie parmi les sciences sociales contemporaines, laquelle demeure manifestement nécessaire compte-tenu de la relégation relative dont a traditionnellement fait l’objet cette discipline.

2 commentaires:

  1. Vous vous intéressez vraiment à beaucoup de choses, vous êtes une nature très ouverte intellectuellement...

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    1. Il faut devenir polymathe, atteindre le niveau de l'Homme de la Renaissance ! ;)

      C'est surtout que l'été est propice à un certain relâchement et à une diversification des centres d'intérêt... Je me remet même à lire du roman, ça fait longtemps !

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