"Pour autant que je sache, ce livre est le premier en langue anglaise, ou dans toute autre langue que je peux lire, qui commence par expliquer les éléments centraux de la méthode historique de Marx et par définir les concepts et les catégories en jeu, pour ensuite démontrer comment ces instruments d'analyse peuvent être utilisés en pratique pour expliquer les principaux événements, processus, institutions et idées qui ont prévalu à divers moments au cours d'une longue période de l'histoire - ici, les treize ou quatorze siècles du "monde grec ancien" tel que je l'envisage." (IX)
"[Chapitre VI : Rome la Suzeraine]
"Les juristes romains 'n'ont guère abordé les
questions qui nous paraissent vitales' (CRL 545), comme la protection des
travailleurs, ou des 'pauvres locataires d'appartements ou de terres
agricoles'. (J'ai déjà évoqué [...] ci-dessus, la sévérité du droit romain du
bail, locatio conductio). Mais lorsque Schulz affirme à nouveau que "les
avocats écrivaient et travaillaient pour la classe des beati possidentes à
laquelle ils appartenaient eux-mêmes et que leur sens social était peu
développé" (ibid.), nous pouvons être tentés de dire que le "sens social"
de ces avocats n'était que trop bien développé : ils pensaient, comme nous
devrions nous y attendre, en termes d'intérêts de la classe à laquelle
eux-mêmes et leurs clients appartenaient. Le droit, en effet, a "aussi peu
d'histoire indépendante que la religion" (Marx et Engels, L'idéologie
allemande)." (p.330)
"Un autre trait du droit romain doit être
mentionné ici : la discrimination fondée sur le statut social, basée dans une
large mesure sur des distinctions de classe [...] Celles-ci se manifestaient
surtout, il est vrai, dans le domaine pénal (où, comme je l'ai souligné, le
droit romain restait une affaire assez peu recommandable) ; mais elles
entraient aussi dans l'administration même du ius civile [...] par exemple en
accordant plus de poids aux preuves données par les membres des classes
supérieures. [La disposition intrinsèque du droit romain à respecter et à
favoriser les classes possédantes s'est institutionnalisée de manière plus
explicite au cours du Principat. Ainsi, comme l'a dit A.H. M. Jones, "il y
avait une loi pour les riches et une autre pour les pauvres", bien que
dans la sphère purement civile, "ce n'était pas tant la loi qui était en
tort, mais les tribunaux". (p.331)
"Les puissances impériales -les Britanniques
jusqu'à récemment, les Américains aujourd'hui- sont aisément capables de
s'imaginer moralement supérieures aux autres peuples.
Les Romains ont souvent prétendu que leur empire avait
été acquis presque contre leur gré, par une série d'actions défensives, qui
pouvaient être rendues positivement vertueuses lorsqu'elles étaient présentées
comme entreprises pour défendre les autres, en particulier les
"alliés" de Rome. Ainsi, selon Cicéron, chez qui nous trouvons
souvent la meilleure expression de n'importe quel type d'hypocrisie romaine,
c'est en "défendant leurs alliés", sociis defendendis, que les
Romains sont devenus "maîtres de tous les pays" (De rep. 111.23/35).
L'orateur du dialogue, presque certainement Laelius (qui représente souvent les
propres opinions de Cicéron), poursuit en exprimant des opinions -
fondamentalement similaires à la théorie de "l'esclavage naturel" -
selon lesquelles certains peuples peuvent effectivement tirer profit d'un état
de soumission politique complète à un autre [...] Toute personne assez ingénue
pour être disposée à accepter la vision de l'impérialisme romain que je viens
de mentionner peut mieux s'éclairer en lisant Polybe, qui était un intime de
certains des principaux Romains de son époque (en gros les deuxième et
troisième quarts du deuxième siècle avant J.-C.) et qui comprenait bien la
volonté romaine de conquérir le monde connu, même si dans son esprit elle était
plus claire et définie que nous avons peut-être des raisons de le croire. [...]
Pour être juste envers Cicéron, nous ne devons pas
manquer de remarquer qu'à plusieurs reprises, dans ses lettres et ses discours,
il montre une réelle conscience de la haine que Rome avait suscitée chez de
nombreux peuples sujets par l'oppression et l'exploitation auxquelles elle les
avait exposés : il parle d'iniuriae, d'iniquitas, de libidines, de cupiditates,
d'acerbitas de la part des principaux Romains qui les avaient gouvernés [...]
Mais presque tout ce que j'aurais voulu dire sur l'impérialisme romain à la fin
de la République (et bien plus encore) a été admirablement exprimé par Brunt
dans un important article récent (LI), dont l'objectif était "d'explorer
les conceptions de l'empire qui prévalaient à l'époque de Cicéron". Je
suis d'accord avec Brunt pour dire que les Romains avaient réussi à se persuader
que leur empire était "universel et voulu par les dieux" ; et j'aime
particulièrement ses déclarations selon lesquelles "la conception romaine
particulière de la guerre défensive ... couvrait la prévention et l'élimination
de toute menace potentielle pour le pouvoir romain" (LI 179), et que les
"réactions de Rome à l'éventualité d'une menace ressemblaient à celles
d'un tigre nerveux, perturbé au moment de se nourrir"." (p.331)
"Il n'est que trop facile pour ceux qui insistent
sur une définition technique précise des termes 'Patriciens' et 'Plébéiens' de
dire platement qu'ils n'ont rien à voir avec la propriété ou la position
économique, ou la classe dans mon acception [...] Techniquement, c'est tout à
fait exact : il s'agit ici non pas de " classes " mais d'"
ordres ", de catégories de citoyens juridiquement reconnues. Mais il est
évident que les patriciens ont pu accéder au pouvoir politique à Rome, et
finalement le monopoliser, parce qu'ils étaient, dans l'ensemble, les familles
les plus riches - dans la société essentiellement agraire de la Rome primitive,
les plus grands propriétaires terriens avant tout. (Ici, certaines des
analogies de Bickerman avec les communes européennes médiévales sont utiles,
bien que certaines des villes auxquelles il fait référence comptaient une forte
proportion de riches marchands parmi leurs grands hommes, ce qui n'a jamais été
le cas à Rome). Plus une famille était riche, plus elle avait de chances,
toutes choses égales par ailleurs, d'acquérir une influence politique. Bien
sûr, toutes les familles les plus riches n'acquéraient pas le statut de
patricien, et certaines des familles qui l'obtenaient ne faisaient pas partie
des plus riches ; mais l'équation, Patriciens = plus grands propriétaires
terriens, devait être globalement vraie, et lorsqu'une famille devenait
patricienne et accédait ainsi au petit cercle qui jouissait des privilèges
politiques, elle avait naturellement toutes les chances de consolider et
d'améliorer sa propre position par rapport aux plébéiens. Les patriciens, bien
sûr, ont toujours été peu nombreux : "après 366, seuls vingt et un clans
[gentes] sont attestés, dont certains étaient minuscules, et pas plus d'une
autre vingtaine avant cette date" (Brunt, SCRR 47). Certains patriciens,
cependant, avaient un grand nombre d'humbles "clients" plébéiens
(clientes) : des hommes liés à eux par des liens personnels impliquant des
obligations de part et d'autre qu'il était considéré comme impie de négliger."
(p.334)
"Les plébéiens ne constituaient pas du tout, comme
l'étaient dans l'ensemble les patriciens, un groupe homogène. Leurs dirigeants
étaient principalement des hommes riches qui pouvaient aspirer aux plus hautes
fonctions de l'État, voire au consulat, et étaient surtout intéressés par
l'accès à la magistrature et au Sénat (le ius honorum) et donc au pouvoir
politique et à la possibilité de renforcer leur propre position. Les plébéiens
du commun avait des objectifs totalement différents, que l'on peut résumer en
trois points : (1) politique, (2) juridique, et (3) économique. Dans le domaine
politique, ils soutenaient normalement les aspirations de leurs chefs à la
fonction publique, dans l'espoir (vain, comme les événements allaient le
prouver) que les oligarques plébéiens traiteraient la masse des plébéiens mieux
que les oligarques patriciens. Leurs deux principaux objectifs dans le domaine
politique étaient cependant très différents : ils voulaient faire reconnaître
leur propre assemblée (le concilium plebis) comme un corps législatif suprême
égal à la comitia populi Romani ; et ils voulaient renforcer les pouvoirs de
leurs officiers particuliers, surtout ceux de leurs tribuns [...] Dans le
domaine juridique, ils voulaient que les lois (et les règles de procédure, les
legis actiones, etc.), à l'origine non écrites et enfermées dans les poitrines
des magistrats patriciens, soient publiées, comme c'était le cas vers 450, sous
la forme des "Douze Tables" (mais les legis actiones seulement en
304) ; et ils voulaient que leur droit d'appel contre les décisions juridiques
d'un magistrat (la provocatio) soit affirmé, malgré l'opposition des patriciens
- les lois sur ce point, selon la tradition, devaient être promulguées à
nouveau plus d'une fois. Dans le domaine économique, qui pour la masse des
plébéiens était probablement encore plus important que les deux autres, ils
voulaient trois choses : l'allègement du très dur droit romain de la dette,
impliquant l'asservissement des mauvais payeurs [...] ; des distributions de
terres, soit sous forme de colonies en territoire conquis, soit sous forme de
viritim (par des distributions individuelles) ; et enfin une application moins
oppressive de l'obligation du service militaire, qui resta un fardeau très
lourd jusqu'aux dernières années de la République [...] Rome était continuellement
en guerre, et le gros de son armée était plébéien. (Marx notait que c'était
"les guerres par lesquelles les patriciens romains ruinaient les
plébéiens, en les obligeant à servir comme soldats, et qui les empêchaient de
reproduire leurs conditions de travail, et par conséquent faisaient d'eux des
indigents" : Cap. III.598-9.) L'arme la plus efficace que les plébéiens
pouvaient utiliser, comme ils l'ont compris dès le début, était donc la
secessio, la grève contre la conscription : les sources font état de pas moins
de cinq occasions où cette arme aurait été utilisée avec effet, dont trois (en
494, 449 et 287) sont probablement authentiques.
Les tribuns (tribuni plebis) étaient une
caractéristique extraordinaire de la constitution romaine, démontrant le
profond conflit d'intérêts au sein du corps politique. Les premiers tribuns ont
été créés, selon la tradition, à la suite de la première "sécession"
plébéienne en 494, à un moment où ce n'était pas tant les Patriciens qui
acceptaient leur existence (comme une sorte d'antimagistrature) et leur
inviolabilité (sacrosanctitas, reconnue plus tard par la loi) que les Plébéiens
qui faisaient le serment collectif de lyncher quiconque les attaquait ! Au
début, on pourrait dire qu'ils s'opposaient aux magistrats officiels de l'État
presque comme les shop stewards [délégués d'atelier] aux directeurs
d'entreprise ; mais progressivement, bien qu'ils n'aient jamais acquis les
insignes et les ornements des magistrats de l'État, leur position s'est de plus
en plus assimilée à celle des "magistrats du peuple romain" à presque
tous égards, sauf bien sûr qu'ils étaient issus de familles plébéiennes
uniquement, et qu'ils ne pouvaient pas présider la comitia populi Romani mais
seulement le concilium plebis [...] Leurs pouvoirs comprenaient le droit
d'opposer un veto à tout acte de la comitia ou d'un magistrat (intercessio) ;
de secourir tout plébéien - et plus tard tout citoyen - menacé par un magistrat
(ius-auxilii Jerendi) ; et, dans le cadre de leur droit d'exercer la coercitio,
la capacité d'arrêter et d'emprisonner tout magistrat, même les consuls
eux-mêmes. Le pouvoir de veto des tribuns s'étendait à l'obstruction des levées
militaires et, à deux reprises au moins, au milieu du IIe siècle, ils allèrent
jusqu'à arrêter et emprisonner les consuls qui persistaient dans leur appel,
non seulement en 138 avant J.-C., ce que Cicéron présente comme la première
fois qu'une telle chose se produisait (De leg. III.20 ; cf. Tite-Live, Per.
55), mais aussi plus tôt, en 151 (Tite-Live, Per. 48). Il convient de
mentionner que le pouvoir de convocation des tribuns ne se limitait pas au
concilium plebis : ils avaient également le droit de convoquer et de présider
des contiones, des réunions publiques qui n'étaient pas destinées (comme l'étaient
la comitia et le concilium plebis) à la législation ou aux élections
officielles, mais qui correspondaient plutôt aux réunions préélectorales des
partis politiques britanniques, ou (comme on l'a suggéré) à la "conférence
de presse" moderne. Ce pouvoir de convoquer des contiones était d'une
importance vitale, car selon le droit constitutionnel romain, toute réunion qui
n'était pas présidée par un magistrat (ou un tribun) était une assemblée
illégale." (pp.334-336)
"La dimension de classe des luttes politiques,
cependant, était masquée -comme l'ont si souvent été les luttes de classes- par
le fait qu'il s'agissait officiellement d'une lutte entre "ordres",
et qu'elle était donc menée du côté plébéien par des hommes qui étaient
qualifiés pour devenir membres de l'oligarchie à tous égards, sauf celui,
purement technique et juridique, d'être non pas Patriciens mais Plébéiens. Il
est légitime de voir dans le "conflit des ordres" une série de
compromis tacites entre les deux groupes plébéiens : D'une part, les
dirigeants, qui n'avaient pas de revendications ou de griefs économiques
importants et dont les objectifs étaient purement politiques (et généralement,
sans doute, égoïstes), préoccupés par la suppression d'une disqualification
strictement légale pour des postes qu'ils étaient par ailleurs bien qualifiés
pour occuper ; et d'autre part, la masse des plébéiens, qui ne souffraient
guère en tant que plébéiens, car les disqualifications légales des plébéiens en
tant que tels concernaient des postes que la grande majorité d'entre eux ne
pouvaient de toute façon pas espérer occuper. Il était donc dans l'intérêt de
chacun des deux principaux groupes de la plèbe de s'unir à l'autre : la masse
des plébéiens aiderait ses dirigeants à accéder à des fonctions qui leur
permettraient d'être plus influents en tant que protecteurs, et les dirigeants
obtiendraient l'aide essentielle des masses pour leur propre avancement en
faisant miroiter l'espoir qu'ils assureraient la réalisation de leurs
aspirations à une amélioration de leur condition. Le "conflit des
ordres" était à la fois un conflit entre "ordres" et une lutte
des classes, dans laquelle - exceptionnellement, pour ce qui est de l'histoire
romaine - les classes inférieures, ou du moins la section supérieure des classes
inférieures, jouaient parfois un rôle assez vigoureux." (p.336)
"Il est également salutaire de lire les récits de
Tite-Live et de Denys concernant le meurtre ou le meurtre judiciaire d'un
certain nombre de personnalités politiques de premier plan, Patriciens ou
Plébéiens, que les Patriciens les plus en vue jugeaient trop sensibles aux
griefs de la plèbe : ces récits révèlent que la classe dirigeante romaine était
prête à tuer sans pitié quiconque semblait susceptible de se révéler un
véritable leader populaire et peut-être de remplir le rôle d'un tyran grec de
type progressiste [...] Un tel homme pouvait être commodément accusé d'aspirer
à se faire roi, rex - au sens précis du tyrannos grec. Cicéron se plaisait à
citer trois exemples célèbres d'hommes qui, au début de la République,
"désiraient s'emparer du regnum" : Spurius Cassius, Spurius Maelius
et Marcus Manlius Capitolinus, dont les dates traditionnelles sont 485, 439 et
384, et dont les histoires ont été récemment bien réexaminées par A. W.
Lintott. Rappelons à ce propos que Cicéron, par exemple dans Laelius 40,
dénonçait aussi Tibère Gracchus pour avoir tenté de s'emparer du regnum et y
être parvenu "pendant quelques mois" ; et que le tribun C. Memmius,
un popularis [...] pouvait parler sarcastiquement en 111 avant J.-C. du
rétablissement de la plèbe dans ses droits propres comme étant aux yeux de ses
adversaires une regni paratio, un complot pour se faire rex." (p.337)
"Au cours du dernier siècle de la République,
nous constatons l'apparition d'un nouveau groupe social qui prend une grande
importance : les équestres (equites, ou equester ordo). Je ne saurais prendre
le temps de retracer la curieuse évolution de ce corps, à l'origine la
cavalerie citoyenne (car eques signifie littéralement "cavalier" ;
d'où la traduction courante, "chevaliers"), plus tard spécialement
associée aux contrats de l'État et surtout à la levée des impôts, et à partir
de l'époque de Gaius Gracchus (123-122 av. J.-C.), à qui l'on confie une
fonction constitutionnelle spéciale et une seule : celle de fournir d'abord
tous, puis une partie des iudices ou commissaires des quaestiones, les
tribunaux permanents qui jugeaient certaines affaires importantes (tant pénales
que civiles, selon notre classification) dans la République tardive. La
qualification pour faire partie de cette classe (les équestres) était d'ordre
financier : la possession de biens d'une certaine valeur minimale - dans les
dernières années de la République et dans le Principat, 400.000 HS. (Les
sénateurs, en moyenne, étaient bien sûr encore plus riches que les équestriens,
mais sous la République, curieusement, il semble qu'il n'y ait pas eu en
théorie de qualification financière encore plus élevée pour devenir sénateur).
Comme les sénateurs, les équestriens jouissaient de certains privilèges sociaux
: port de l'anneau d'or, sièges spéciaux au théâtre. Mais, à part le
"poids" supplémentaire donné à leurs votes dans la comitia centuriata
par la possession exclusive de pas moins de dix-huit centuries, leur seul
privilège politique (important mais strictement limité) était de servir comme
commissaires aux quaestiones. Devant les tribunaux, ils n'étaient théoriquement
pas, comme les sénateurs, dans une meilleure position que le citoyen ordinaire.
Et leurs familles n'avaient aucun privilège ; le statut d'équestre n'était pas
non plus héréditaire, en théorie, même si, bien sûr, dans la pratique, les
biens qui donnaient accès à l'ordo equester tendaient à passer de père en fils,
et s'il n'y avait qu'un seul fils, ses chances de succéder au rang de son père
étaient élevées." (pp.338-339)
"Contre l'ancienne vision des équestriens comme
étant principalement des "hommes d'affaires", Brunt, Nicolet et
d'autres ont démontré de manière irréfutable que, comme les sénateurs, ils
étaient essentiellement des propriétaires terriens, qui pouvaient réaliser de
gros profits grâce à la finance et au prêt d'argent (et non au
"commerce" : ils n'apparaissent presque jamais dans le rôle de
marchands), mais qui investissaient normalement ces profits dans la terre [...]
L'opposition prétendument enracinée entre les sénateurs et les écuyers est un
mythe développé par les historiens des temps modernes sur la base de quelques
textes anciens qui constituent une source bien trop fragile. Par rapport à l'opposition
fondamentale d'intérêts entre, d'une part, les propriétaires fonciers et les
financiers (ces derniers étant presque toujours également propriétaires
fonciers) et, d'autre part, les paysans et les artisans (sans parler des
esclaves), les querelles internes à la classe dominante, que ce soit entre
sénateurs et écuyers ou entre d'autres groupes, ne pouvaient être que des
désaccords superficiels sur le partage du butin du monde.
Les sénateurs et les écuyers étaient donc les deux
ordres (ordines). Lorsqu'il est utilisé dans un sens politique strict et
complet, le terme ordo, à la fin de la République, ne désigne couramment que
l'ordo senatorius et l'ordo equester. Nous entendons parler de "uterque
ordo", chacun des deux ordres ; et lorsque Cicéron parle de la concordia
ordinum, ou harmonie des ordres, comme de son idéal politique, il entend
simplement les sénateurs et les équestres. Dans notre terminologie, la plèbe
était un 'ordre' au début de la République, par rapport aux Patriciens, mais le
prétendu 'ordo plebeius' ne semble pas avoir été une expression utilisée
dans la République tardive." (p.340)
"Rome, bien entendu, n'a jamais été une
démocratie ou quelque chose de semblable. Il y avait certainement quelques
éléments démocratiques dans la constitution romaine, mais les éléments
oligarchiques étaient en pratique beaucoup plus forts, et le caractère général
de la constitution était fortement oligarchique. Les classes pauvres de Rome
ont commis des erreurs fatales : elles n'ont pas suivi l'exemple des citoyens
les plus pauvres de tant de cités grecques et n'ont pas exigé une extension et
une amélioration des droits politiques susceptibles de créer une société plus
démocratique, à une époque où l'État romain était encore suffisamment limité
pour qu'une démocratie de type poliadique (si on peut l'appeler ainsi) soit une
possibilité pratique. Par-dessus tout, ils n'ont pas réussi à obtenir
(probablement même à exiger) un changement fondamental dans la nature et la
procédure très insatisfaisantes des assemblées souveraines, la comitia
centuriata et la comitia tributa (concilium plebis). Ces assemblées
n'autorisaient aucun débat [...] ; elles étaient sujettes à toutes sortes de
manipulations de la part des dirigeants et utilisaient un système de vote
collectif qui, dans le cas de l'assemblée centuriate (la plus importante),
penchait fortement en faveur des riches, bien qu'apparemment un peu moins après
une réforme dans la seconde moitié du troisième siècle av. J.-C. Au lieu
d'œuvrer à de profondes réformes constitutionnelles, les classes inférieures
romaines avaient tendance à rechercher et à mettre toute leur confiance dans
des dirigeants qu'elles croyaient être, pour ainsi dire, "de leur
côté" - des hommes qui, dans la République tardive, étaient appelés populares
(demotikoi en grec) - et à essayer de les placer dans des positions de pouvoir.
L'une des explications de cet échec, je crois, est l'existence à Rome, sous
toute une série de formes insidieuses, de l'institution du patronage et de la
clientèle, dont la plupart des cités grecques (Athènes surtout) semblent avoir
été largement exemptes, mais qui a joué un rôle très important dans la vie
sociale et politique romaine, et qui s'est progressivement répandue dans le
monde grec après qu'il eut été placé sous la domination romaine."
(pp.340-341)
"Depuis les temps les plus reculés jusqu'au
Bas-Empire, nous entendons parler de la clientèle formelle, la clientela, une
institution sociale très difficile à décrire avec précision. Elle apparaît pour
la première fois dans ce qu'on appelle les "lois des rois" (leges
regiae), sa fondation étant attribuée à Romulus par Denys d'Halicarnasse (Ant.
Rom. 11.9-10) ; et nous la trouvons mentionnée dans deux des lois qui
subsistent dans les Douze Tables de 451-450 avant J.-C., dont une section
prévoit qu'un patron qui agit frauduleusement envers son client doit être
"maudit" (VIII.21 : sacer esto). Cicéron pouvait dire que les
plébéiens étaient à l'origine des clients des patriciens (De rep. 11.16), 12 et
il ne fait aucun doute que nombre d'entre eux l'étaient - si tel était le cas,
cela aurait été un facteur de complication dans le "conflit des
ordres", car bien sûr l'existence même de la clientela, dans sa forme
complète, tendait à rendre les clientes dépendantes et soumises à leurs
patroni. Une forme particulière de la clientela fut, de par sa nature même,
formulée de la manière la plus stricte, et elle seule fait l'objet d'une
attention fréquente dans les livres de droit romains : il s'agit de la relation
de l'affranchi avec son ancien maître, qui devenait son patronus et auquel il
devait toute une série d'obligations. D'autres formes de clientélisme et de
patronage peuvent être mal définies, et mon sentiment est que la nature du lien
peut être très différente selon les cas. Il pouvait être très fort : à la fin
du quatrième siècle de l'ère chrétienne, Ammien nous apprend que le richissime
préfet prétorien Sextus Petronius Probus, "bien qu'il ait été assez
magnanime pour ne jamais ordonner à un de ses clients ou à un de ses esclaves
de faire quoi que ce soit d'illégal, s'il découvrait que l'un d'entre eux avait
commis un crime, il défendait cet homme au mépris de la justice et sans aucune
enquête ou considération pour ce qui était juste et honorable". (p.341)
"Lorsque Sherwin-White lui-même tente d'illustrer
ce qu'il considère comme une déclaration explicite de la doctrine de la
relation de Rome à ses alliés comme une forme de clientela [...] le mot utilisé
par le Sénat romain (en 167 av. J.-C.) n'est pas en fait clientela mais une métaphore
tout à fait différente : tutela, le terme utilisé par les avocats romains pour
la 'tutelle' des mineurs et des femmes (Tite-Live XLV.18.2). Il existe
cependant au moins un cas où les mots patrocinium et clientela sont utilisés
(ou présentés comme tels) par un grand État grec pour décrire ses relations
avec Rome. Dans Tite-Live (dont la source est sans doute Polybe), les
ambassadeurs de Rhodes en 190 avant J.-C., après avoir parlé de l'amicitia de
leur pays avec Rome, et du fait que celle-ci a entrepris de préserver leur
libertas contre la domination royale, parlent ensuite du patrocinium de Rome
sur eux et du fait qu'ils ont été reçus dans la fides et la clientela des
Romains [...] Je dois ajouter que ce n'est pas seulement l'État romain en tant
que tel et certains de ses sujets qui ont développé des relations pour
lesquelles la métaphore de la clientèle pourrait être considérée comme
appropriée : certains Romains, en particulier les généraux conquérants, sont
devenus les patrons héréditaires de villes et même de pays entiers qu'ils
avaient capturés ou dont ils avaient bénéficié - par exemple,
traditionnellement Fabricius Luscinus (à partir de 278 avant J.-C.) de tous les
Samnites, et certainement M. Claudius Marcellus (à partir de 210 avant J.-C.) de
toute la Sicile.
Je crois que l'existence dans la société romaine de
formes de patronage et de clientélisme aux racines très profondes a eu de
grandes conséquences politiques et sociales. Même sous la République, lorsque
l'activité politique des classes inférieures était encore possible dans une
certaine mesure, de nombreux individus, par obéissance à leurs protecteurs ou
par déférence pour leur attitude connue, ont dû être détournés de la
participation politique active à la lutte des classes, et même incités à
prendre parti pour ceux qui avaient des intérêts directement opposés aux leurs.
L'un des proverbes du recueil de Publilius Syrus, un républicain tardif,
déclare que "Accepter une faveur [benljicium], c'est vendre sa
liberté" ; et un autre affirme que "Demander une faveur [officium]
est une forme de servitude" ! Sous le Principat, comme nous le verrons
dans les deux dernières sections de ce chapitre, l'influence politique
qu'avaient les classes inférieures a rapidement disparu, et les moyens par
lesquels le patronage pouvait être précieux pour un grand homme ont
changé." (p.342)
"Un vrai gentleman s'attendrait à être appelé
"ami" (amicus) de son protecteur, et non son "client", même
si ce protecteur était l'empereur lui-même. Nous connaissons d'innombrables
occasions, à partir de la fin de la République, où de grands hommes se sont
occupés des intérêts de ceux qui occupaient une position moins importante
qu'eux, surtout en écrivant des lettres de recommandation en leur faveur."
(p.343)
"Les classes supérieures romaines partageaient la
piètre opinion de Polybe à l'égard des gens du peuple et n'éprouvaient aucun
scrupule à mettre la religion au service de la politique et du gouvernement :
cela allait de soi et était considéré comme une nécessité par de nombreux
écrivains, dont Cicéron, Tite-Live, Sénèque et surtout la grande autorité en
matière de religion romaine, Varro, contre lequel saint Augustin livra plus
tard une polémique dévastatrice.
Une arme religieuse qui pouvait être gardée en réserve
en cas d'extrême urgence était l'utilisation des auspices (auspicia), qui
pouvaient être employés pour invalider l'élection d'un magistrat mal aimé par
l'oligarchie, ou pour mettre fin aux assemblées populaires qui étaient sur le
point d'adopter une législation désagréable pour l'oligarchie (en particulier,
bien sûr, les réformes agraires), ou pour annuler une telle législation
rétroactivement. C'est certainement à de tels pouvoirs que pensait C. Memmius,
lorsqu'il parlait, dans son tribunat en 111, de tout ce qui, à Rome,
"divin et humain", était sous le contrôle de quelques-uns [...]
Notons la valeur accordée aux auspices par le plus éloquent de tous les membres
de la classe dirigeante romaine, Cicéron.
Pour lui, discours après discours, les leges Aelia et
Fufia, qui facilitaient l'usage et l'abus des auspices dans l'intérêt de la
classe dirigeante, étaient "des lois de la plus grande sainteté" ;
elles étaient "très bénéfiques à l'État", "des remparts et des
murs de tranquillité et de sécurité" ; elles étaient "les bastions
les plus solides de l'État contre la frénésie des tribuns", qu'elles
avaient "souvent entravée et contenue" ; quant à leur abrogation en
58, par une loi promue par Clodius, l'ennemi de Cicéron, "y a-t-il
quelqu'un qui ne se rende pas compte que, par cette seule loi, l'État tout
entier a été subverti ? '. Dans l'un de ses ouvrages dits
"philosophiques", qui contient la législation de son État idéal,
Cicéron insiste pour que ses magistrats disposent des auspices, afin qu'il
existe des méthodes plausibles pour entraver les assemblées populaires non
rentables ; et il ajoute : "Car les dieux immortels ont souvent réfréné,
au moyen des auspices, l'impétuosité injuste du peuple" ! (De leg.
III.27). C'est par le biais des auspices que les oligarques ont pu avoir le
sentiment d'avoir les dieux immortels le plus efficacement dans leur
poche." (pp.343-344)
"Rome s'assurait que la Grèce restait
'tranquille' et amicale à son égard en veillant à ce que les villes soient
contrôlées par la classe aisée, qui avait [...] abandonné toute idée de
résistance à la domination romaine et semble en fait l'avoir accueillie
favorablement pour la plupart, comme une assurance contre les mouvements
populaires venu d'en bas." (p.344)
"Cicéron, qui se vante si souvent de sa propre
droiture et aurait pris soin de ne rien faire de réellement illégal pendant son
proconsulat de Cilicie, indique clairement dans sa correspondance qu'il a
lui-même tiré de son gouvernorat un profit personnel de pas moins de 2 200 000
HS [...] soit un peu plus de 90 talents. Il qualifie lui-même ce profit, sans
doute à juste titre, de "légitime" [...] Il s'était même attiré le
ressentiment de ses collaborateurs ('ingemuit nostra cohors'), en reversant au
Trésor un autre HS 1.000.000 qui, selon eux, aurait dû être réparti entre
eux." (p.347)
"Les cultes de la ville de Rome, sous la forme de
la déesse Roma (une invention grecque, bien sûr) ou de festivals appelés
Romaia, ont été mis en place dans de nombreuses cités grecques, surtout en Asie
Mineure, pour des raisons à peu près identiques aux nombreux cultes des rois
hellénistiques et d'autres bienfaiteurs [...] parfois dans l'espoir de
bénéfices futurs, ou par pure appréhension, parfois par gratitude ou bonne
volonté authentique. Le plus ancien de ces cultes connu, institué à Smyrne en
195 (voir Tac., Ann. IV.56.1), n'impliquait pas seulement une statue de culte
mais un véritable temple : il s'agissait clairement d'un "appel à
l'intervention et à la protection". Les cultes de certains généraux et
proconsuls romains ont commencé à la même époque en Grèce même, avec Flamininus
[...] et ont fini par devenir très courants dans tout le monde grec : même
l'infâme Verres avait sa fête, la Verria, à Syracuse. " (p.348)
"La démocratie grecque s'éteignit progressivement
et complètement, les Romains assurant la poursuite du processus qui avait déjà
commencé sous la domination macédonienne ; et bien sûr, cela rendit de plus en
plus difficile, et finalement impossible, pour les humbles d'opposer une
résistance efficace aux puissants, sauf par des moyens extra-légaux tels que
les émeutes et le lynchage des fonctionnaires impopulaires. Rome exigeait
toujours un tribut, sauf du cercle restreint des civitates liberae et immunes
grecques, dont le statut était précaire même si elles étaient des civitates
foederatae [...]. Si une cité grecque soumise à la domination romaine
exploitait déjà sa population active dans la mesure où elle pouvait le faire en
toute sécurité, le tribut, et bien sûr les exactions supplémentaires des
fonctionnaires et des fermiers fiscaux romains, devaient sortir des poches de
la classe possédante, du moins en partie ; mais il ne fait aucun doute que les
charges pesant sur la paysannerie étaient en général simplement augmentées,
pour couvrir le tribut et les autres charges romaines." (p.349)
"Gracchus était préoccupé par les problèmes
sociaux : l'appauvrissement des citoyens, la croissance des domaines
d'esclaves, le déclin de la paysannerie qui avait toujours été l'épine dorsale
de l'économie romaine (SCRR 77). Les motivations des Gracques et des autres
grands populares de la République tardive sont relativement peu importantes, et
il est rare qu'on puisse les reconstituer avec confiance. Ce qui confère à ces
hommes une véritable importance historique, c'est le fait qu'ils ont fourni le
leadership essentiel sans lequel les luttes des classes inférieures n'auraient
guère pu émerger au niveau politique. " (pp.351-352)
"Une seule fois dans la République tardive, pour
autant que je sache, nous entendons parler de ceux qui sont dans la faiblesse
et la pauvreté qui sont avertis qu'ils ne doivent pas mettre leur confiance
dans les promesses des hommes riches et prospères, et que seul un homme qui
était pauvre lui-même serait un défenseur fidèle de leurs intérêts. Selon Cicéron,
c'est ce qu'a dit Catilina ("ce gladiateur infâme", comme il
l'appelle) dans un discours prononcé en 63 lors d'une réunion privée dans la
maison de Catilina, et qu'il a ensuite avoué ouvertement lors d'une séance du
Sénat (Cic., Pro Mur. 50-1). Dans une lettre émouvante à Catulus, conservée par
Salluste, Catilina affirme qu'il avait l'habitude de défendre les intérêts des
pauvres dans la vie publique (publicam miserorum causam pro mea consuetudine
suscepi : Cat. 35.3). Si cela est vrai, il devient encore plus facile de
comprendre l'extrême détestation avec laquelle Catilina fut finalement
considéré par Cicéron et ses semblables, et la destruction à laquelle ils le
soumirent." (p.352)
"Certains traits de la politique des populares
tendent à resurgir périodiquement : des mesures agraires d'un genre ou d'un
autre, comprenant surtout la distribution de terres aux pauvres ou aux vétérans
de l'armée, que ce soit en lots individuels ou sous forme de colonies ; la
fourniture de blé aux citoyens pauvres vivant à Rome, gratuitement ou à bas
prix (frumentationes) ; l'allègement de la dette ; et la défense des éléments
démocratiques de la constitution, tels qu'ils étaient, en particulier les
privilèges des tribuns et le droit d'appel (provocatio). Toutes ces politiques étaient
un anathème pour les oligarques.
Les populares ont donc servi, faute de mieux et
parfois sans doute contre leur gré, de leaders politiques dans ce qui était en
réalité une lutte entre classes : un mouvement aveugle, spasmodique, mal
informé, souvent mal dirigé et toujours facile à confondre, mais un mouvement
aux racines profondes, émanant d'hommes dont les intérêts étaient
fondamentalement opposés à ceux de l'oligarchie au pouvoir, et qui n'étaient
pas préoccupés (comme l'étaient parfois les équestres, que je mentionnerai plus
tard) par la simple exclusivité, la corruption et l'inefficacité du
gouvernement sénatorial, mais par sa rapacité et sa totale indifférence à leurs
intérêts.
Je soutiens que la soudaine apparition croissante
d'hommes peut-être pas très remarquables comme Saturninus, Sulpicius Rufus,
Catilina et Clodius (sans parler des Gracques) et leur conversion en figures
d'une certaine importance historique est plus facilement compréhensible si nous
reconnaissons l'existence parmi les classes les plus pauvres de l'État romain,
en particulier peut-être la "foule de la ville" de Rome elle-même,
d'un courant permanent d'hostilité à la mauvaise gestion et à l'exploitation
sénatoriales - hostilité qui pouvait être réprimée pendant de longues périodes
par un mélange de sévérité et de patronage condescendant, et qui est à la fois
minimisée et vilipendée dans la tradition oligarchique, mais qui restait
néanmoins une force puissante dans la politique romaine, à la disposition de
tout dirigeant qui incorporait dans son programme une ou plusieurs des quelques
mesures simples que j'ai décrites à la fin du dernier paragraphe, et qui
seraient considérées comme les marques d'une véritable politique populaire.
Mais, sauf dans la mesure où ils essayaient de promouvoir le pouvoir de
l'assemblée populaire aux dépens du Sénat et des magistrats (comme le firent
par exemple Tibère Gracchus, Satuminus et peut-être Glaucia, et même Jules
César lors de son consulat en 59 avant J.-C.), il serait trompeur de qualifier les
populares de "démocrates". Comme leur nom l'indique, il s'agissait
essentiellement de ceux qui étaient, ou se présentaient comme étant, ou dont on
pensait qu'ils étaient, à certains égards, "du côté du peuple",
contre l'oligarchie au pouvoir."(pp.353)
"De nombreuses preuves montrent qu'un grand
nombre de gens du peuple, tant à Rome même que dans l'Italie romaine,
considéraient les populares comme leurs chefs, les soutenaient et vénéraient
souvent leur mémoire lorsqu'ils étaient exécutés - ce qui fut le cas de
beaucoup d'entre eux : en particulier Tibère Gracchus, Gaius Gracchus,
Satuminus et Glaucia, Sulpicius Rufus, Marius Gratidianus, Catilina, Clodius et
César." (p.353)
"Après la mort de Gaius (en 122), le peuple
romain manifesta son respect pour les frères en dressant des statues à leur
effigie, en considérant comme sacrés les lieux où ils avaient été assassinés et
en y apportant les premiers fruits de toute nature : beaucoup venaient
sacrifier et adorer ces lieux, comme s'ils visitaient des sanctuaires de
dieux." (p.354)
"Salluste, qui affaiblit souvent son tableau par
une moralisation facile, s'est parfois rendu compte de la vérité, comme
lorsqu'il écrit : "Tout homme le plus opulent et le plus capable
d'infliger des dommages passait pour un "bonus" parce qu'il défendait
l'état de choses existant"." (p.355)
"Les pauvres de Rome, les plebs urbana,
bénéficiaient indirectement de diverses prestations, par exemple des travaux
publics que les profits de l'empire rendaient possibles, et surtout de
l'approvisionnement régulier en maïs bon marché en provenance de Sicile, de
Sardaigne et d'Afrique.
Les résultats de l'impérialisme romain, dans
l'ensemble et à long terme, doivent être évalués par une analyse en termes de
classe. Cela a parfois été fait même par ceux qui sont loin d'être des
marxistes. Par exemple, mon propre professeur A.H. M. Jones (qui, à ma
connaissance, n'a jamais lu Marx ni manifesté le moindre intérêt pour le
marxisme) a présenté une analyse de classe parfaitement acceptable dans son
exposé sur Rome à la troisième conférence internationale d'histoire économique
à Munich en 1965, récemment réimprimé dans sa Roman Economy. Après avoir évoqué
l'appauvrissement des provinces à la fin de la République ("l'arrêt
virtuel de la construction civique dans les provinces à cette époque en est la
preuve la plus évidente"), il poursuit en disant que ce sont les sénateurs
et les cavaliers italiens qui ont profité de l'empire. Mais ils n'ont pas
utilisé leur richesse nouvellement acquise à des fins économiquement
productives ; ils l'ont dépensée soit en produits de luxe, soit en acquisition
de terres. Leur demande de produits de luxe encourageait un trafic
d'importations à sens unique vers l'Italie, qui fournissait de l'emploi aux
artisans provinciaux et des profits aux marchands tant provinciaux qu'italiens.
Leur acquisition de terres a conduit à la paupérisation d'une grande partie de
la paysannerie italienne. Les classes inférieures italiennes ont plus perdu que
gagné avec l'empire. Beaucoup d'entre elles perdirent leurs terres et ne furent
récompensées que par une nourriture bon marché si elles émigraient à Rome, ou
par une maigre solde dans l'armée [...].
Or les plebs urbana, du simple fait de leur présence permanente à Rome, avaient
une certaine influence politique en tant qu'électeurs à l'Assemblée, et
l'oligarchie sénatoriale devait en tenir compte, dans la mesure où ils
pouvaient fonctionner comme un "groupe de pression". Si nécessaire,
ils pouvaient faire des émeutes. Les émeutes à Rome occupent une grande place
dans les pages de Cicéron, mais leur effet sur le cours des événements est
limité ; le gouvernement peut en fin de compte toujours réprimer les désordres
urbains, s'il peut commander une soldatesque loyale." (pp. 356-357)
"Les distributions de terres, quelles qu'elles
soient, que ce soit à des citoyens pauvres ordinaires ou à des vétérans de
l'armée, ont toujours été détestées par l'oligarchie. Par conséquent, la
loyauté des vétérans libérés et des soldats qui savaient qu'ils seraient
autrement laissés sans ressources à leur sortie de l'armée, était profondément
engagée envers les commandants sur lesquels on pouvait compter, malgré
l'opposition des sénateurs, pour accorder des concessions de terres à leurs
vétérans, par des lois promues à l'Assemblée par ou au nom des commandants,
comme par César en 59. Ces concessions de terres étaient parfois facilitées par
des confiscations à grande échelle d'opposants politiques vaincus dans des
guerres civiles, une tactique à laquelle recouraient surtout Sulla l'Optime et
les triumvirs de 43-42 avant J.-C. [...] Cela donnait aux commandants une force
irrésistible. En refusant de satisfaire les besoins même des "miseri"
qu'ils étaient obligés d'armer, la classe dirigeante républicaine fit preuve
non seulement d'un manque de solidarité sociale qui transparaît dans l'ensemble
de sa politique, mais aussi d'un manque de prudence qui fut fatal à son pouvoir
et à ses privilèges, [car] "la misère de la population au sein de laquelle
l'armée était recrutée a permis à des chefs dont le souci premier était leur
propre enrichissement ou avancement de menacer et finalement de subvertir la
République"." (p.358)
"C'est Auguste qui franchit le pas essentiel vers
la création d'une armée permanente, avant tout en créant en l'an 6 un trésor
spécial pour financer les subventions aux vétérans réformés, l'aerarium
militare, alimenté par deux nouveaux impôts, dont le plus important fut très
mal ressenti par les sénateurs [...] L'armée devient alors de moins en moins
italienne. [...] La Pax Augusta commence réellement en 17 après Jésus-Christ.
Mais elle est rendue inévitable par l'épuisement de la main-d'œuvre italienne.
Cet épuisement n'était pas strictement numérique, mais moral. L'Italie aurait
encore pu mobiliser de grandes armées. Mais trop d'Italiens se sont battus
pendant trop longtemps ; il faut en finir. Dans toute la littérature de
l'époque, les mots les plus caractéristiques du nouvel esprit de l'époque ne
sont pas les célèbres commémorations de la mission impériale et des gloires
martiales de Rome, mais le "nullus de nostro sanguine miles erit" de
Properce. (p.358)
"Les luttes politiques de la fin de la République
(133 et suivants), qui ont abouti à l'instauration du Principat par Auguste,
n'ont été possibles que parce que de sérieuses scissions ont commencé à se
développer au sein de la classe dirigeante - dont la plupart, mais pas toutes,
sont nées d'ambitions personnelles plutôt que de tentatives de réforme. Le fait
qu'une oligarchie au pouvoir a peu de chances d'être renversée tant qu'elle
préserve l'unité dans ses propres rangs est l'une de ces observations
perspicaces considérées aujourd'hui comme des truismes, grâce aux écrits de
Lénine et de Mao Tsé-toung. Mais cette même observation a été faite dès le
quatrième siècle avant Jésus-Christ par Platon et Aristote. Pour récapituler ce
que j'ai dit ailleurs, à propos de la Sparte classique (OPW91) - les Grecs ont
réalisé le simple fait (énoncé comme tel par le Socrate de Platon) que les
changements dans un État commencent par des dissensions au sein de la classe
dirigeante, et que la constitution peut difficilement être bouleversée tant que
cette classe est unie, aussi petite soit-elle (Platon, Rep. VIII.545d). Si les
dirigeants ne sont pas en désaccord entre eux, les autres ne seront pas en
désaccord entre eux (V.465b). Aristote parle à peu près dans le même sens : une
oligarchie qui préserve l'harmonie en son sein ne sera pas facilement renversée
de l'intérieur (Pol. V .6, 1306a9-10). Il y avait déjà des signes occasionnels
de désaccord au sein de la classe dirigeante romaine [...] mais ce n'est
qu'avec le tribunat de Tibère Gracchus en 133 avant J.-C. qu'une rupture
sérieuse commença à se développer [...] Il y avait maintenant quelques membres
de la classe dirigeante qui pouvaient voir que des réformes étaient
nécessaires, même si le reste de l'oligarchie pouvait les rejeter. Il y avait
aussi des membres de l'oligarchie qui ne pouvaient pas résister aux
possibilités d'avancement personnel que leur offrait le mécontentement croissant
des masses, en particulier des soldats et des vétérans." (p.359)
-Geoffrey E. Maurice Ste. Croix, The Class Struggle in the Ancient Greek World. From the Archaic Age to the Arab Conquests, New York, Cornell University Press, 1981, 732 pages.
Oui, le marxisme est un outil qui me semble tout à fait valide pour analyser les dynamiques sociales du monde antique. L'Histoire des institutions de Jacques Ellul, et son premier tome consacré à l'Antiquité, est d'inspiration marxiste, et c'est une somme tout à fait objective et pertinente, de même que le texte que vous transcrivez ici. Une réserve toutefois : nous avons tendance à manifester de la sympathie pour la plèbe, pour les « pauvres », pour les populares, mais il faut éviter de se laisser aller à notre vision romantique des choses. Le fait est que la « démocratie » au sens où nous l'entendons était une chose inconnue dans le monde antique méditerranéen, où l'on ne trouvait que des monarchies ou des oligarchies.
RépondreSupprimerDeuxième conception, que résume cette phrase de votre texte : "Les distributions de terres, quelles qu'elles soient, que ce soit à des citoyens pauvres ordinaires ou à des vétérans de l'armée, ont toujours été détestées par l'oligarchie. Par conséquent, la loyauté des vétérans libérés et des soldats qui savaient qu'ils seraient autrement laissés sans ressources à leur sortie de l'armée, était profondément engagée envers les commandants sur lesquels on pouvait compter, malgré l'opposition des sénateurs, pour accorder des concessions de terres à leurs vétérans, par des lois promues à l'Assemblée par ou au nom des commandants, comme par César en 59. "
RépondreSupprimerCette conception des soldats prolétaires, parce que c'est ce dont on parle en fait, fut débunkée par François Cadiou, dans "L'armée Imaginaire". Cet homme est le spécialiste du sujet du moment, et est plutôt connu dans le milieu, ce n'est donc pas un personnage isolé. Ayant lu son ouvrage, je confirme sa qualité technique.
-En fait, tout le récit sur la prolétarisation de la fin de la République, etc, est issu d'un raisonnement circulaire.
Au XIXème, un auteur (dont j'ai oublié le nom, mais il est assez connu) a lancé une théorie : la prolétarisation (et tout ce qui va avec, grandes pptés, soldats professionnels de fait, etc) est un scénario qui marche pour expliquer la chute de la République, sans fournir de réelle preuve. Mais ce n'est qu'une théorie. D'autres la reprennent, et trouvent plus tard que Caius Marius fit une réforme des légions. OH ! peut-être a-t-il a ouvert la légion aux prolétaires. Une génération plus tard, lisant cela, d'autres historiens ont pris pour point de départ cette hypothèse (Marius ouvrit la prolétarisation des légions) et ont reconstitué de leur côté la théorie initiale, et ils ont déterré l'auteur initial pour l'élever en précurseur.
-> Aujourd'hui, les chercheurs remettent de plus en plus en cause tout cela. La République tardive apparait au contraire comme une époque prospère (en témoigne la taille des hommes, environ 1m68, atteint de nouveau en Europe seulement aux alentours de 1870, et en Italie du nord seulement en 1970), où l'esprit civique étaient plus fort que jamais. Une Italie de 16 millions d'habitants, exportatrice, à fort PIB par habitant et à forte puissance civique.
-> Cette conception affronte aujourd'hui la conception traditionnelle dans la recherche. La conception traditionnelle tend à se nuancer et la position "positive" à se radicaliser parfois, bref, un schift en faveur d'une République renouvelée !
(et une petite remarque sarcastique, Sainte Croix est vieeeuuux, il faut lire des historiens modernes)
RépondreSupprimer