samedi 30 juillet 2022

Les luttes de classes durant la République romaine

"Pour autant que je sache, ce livre est le premier en langue anglaise, ou dans toute autre langue que je peux lire, qui commence par expliquer les éléments centraux de la méthode historique de Marx et par définir les concepts et les catégories en jeu, pour ensuite démontrer comment ces instruments d'analyse peuvent être utilisés en pratique pour expliquer les principaux événements, processus, institutions et idées qui ont prévalu à divers moments au cours d'une longue période de l'histoire - ici, les treize ou quatorze siècles du "monde grec ancien" tel que je l'envisage." (IX)

"[Chapitre VI : Rome la Suzeraine]

"Les juristes romains 'n'ont guère abordé les questions qui nous paraissent vitales' (CRL 545), comme la protection des travailleurs, ou des 'pauvres locataires d'appartements ou de terres agricoles'. (J'ai déjà évoqué [...] ci-dessus, la sévérité du droit romain du bail, locatio conductio). Mais lorsque Schulz affirme à nouveau que "les avocats écrivaient et travaillaient pour la classe des beati possidentes à laquelle ils appartenaient eux-mêmes et que leur sens social était peu développé" (ibid.), nous pouvons être tentés de dire que le "sens social" de ces avocats n'était que trop bien développé : ils pensaient, comme nous devrions nous y attendre, en termes d'intérêts de la classe à laquelle eux-mêmes et leurs clients appartenaient. Le droit, en effet, a "aussi peu d'histoire indépendante que la religion" (Marx et Engels, L'idéologie allemande)." (p.330)

"Un autre trait du droit romain doit être mentionné ici : la discrimination fondée sur le statut social, basée dans une large mesure sur des distinctions de classe [...] Celles-ci se manifestaient surtout, il est vrai, dans le domaine pénal (où, comme je l'ai souligné, le droit romain restait une affaire assez peu recommandable) ; mais elles entraient aussi dans l'administration même du ius civile [...] par exemple en accordant plus de poids aux preuves données par les membres des classes supérieures. [La disposition intrinsèque du droit romain à respecter et à favoriser les classes possédantes s'est institutionnalisée de manière plus explicite au cours du Principat. Ainsi, comme l'a dit A.H. M. Jones, "il y avait une loi pour les riches et une autre pour les pauvres", bien que dans la sphère purement civile, "ce n'était pas tant la loi qui était en tort, mais les tribunaux". (p.331)

"Les puissances impériales -les Britanniques jusqu'à récemment, les Américains aujourd'hui- sont aisément capables de s'imaginer moralement supérieures aux autres peuples.

Les Romains ont souvent prétendu que leur empire avait été acquis presque contre leur gré, par une série d'actions défensives, qui pouvaient être rendues positivement vertueuses lorsqu'elles étaient présentées comme entreprises pour défendre les autres, en particulier les "alliés" de Rome. Ainsi, selon Cicéron, chez qui nous trouvons souvent la meilleure expression de n'importe quel type d'hypocrisie romaine, c'est en "défendant leurs alliés", sociis defendendis, que les Romains sont devenus "maîtres de tous les pays" (De rep. 111.23/35). L'orateur du dialogue, presque certainement Laelius (qui représente souvent les propres opinions de Cicéron), poursuit en exprimant des opinions - fondamentalement similaires à la théorie de "l'esclavage naturel" - selon lesquelles certains peuples peuvent effectivement tirer profit d'un état de soumission politique complète à un autre [...] Toute personne assez ingénue pour être disposée à accepter la vision de l'impérialisme romain que je viens de mentionner peut mieux s'éclairer en lisant Polybe, qui était un intime de certains des principaux Romains de son époque (en gros les deuxième et troisième quarts du deuxième siècle avant J.-C.) et qui comprenait bien la volonté romaine de conquérir le monde connu, même si dans son esprit elle était plus claire et définie que nous avons peut-être des raisons de le croire. [...]

Pour être juste envers Cicéron, nous ne devons pas manquer de remarquer qu'à plusieurs reprises, dans ses lettres et ses discours, il montre une réelle conscience de la haine que Rome avait suscitée chez de nombreux peuples sujets par l'oppression et l'exploitation auxquelles elle les avait exposés : il parle d'iniuriae, d'iniquitas, de libidines, de cupiditates, d'acerbitas de la part des principaux Romains qui les avaient gouvernés [...] Mais presque tout ce que j'aurais voulu dire sur l'impérialisme romain à la fin de la République (et bien plus encore) a été admirablement exprimé par Brunt dans un important article récent (LI), dont l'objectif était "d'explorer les conceptions de l'empire qui prévalaient à l'époque de Cicéron". Je suis d'accord avec Brunt pour dire que les Romains avaient réussi à se persuader que leur empire était "universel et voulu par les dieux" ; et j'aime particulièrement ses déclarations selon lesquelles "la conception romaine particulière de la guerre défensive ... couvrait la prévention et l'élimination de toute menace potentielle pour le pouvoir romain" (LI 179), et que les "réactions de Rome à l'éventualité d'une menace ressemblaient à celles d'un tigre nerveux, perturbé au moment de se nourrir"." (p.331)

"Il n'est que trop facile pour ceux qui insistent sur une définition technique précise des termes 'Patriciens' et 'Plébéiens' de dire platement qu'ils n'ont rien à voir avec la propriété ou la position économique, ou la classe dans mon acception [...] Techniquement, c'est tout à fait exact : il s'agit ici non pas de " classes " mais d'" ordres ", de catégories de citoyens juridiquement reconnues. Mais il est évident que les patriciens ont pu accéder au pouvoir politique à Rome, et finalement le monopoliser, parce qu'ils étaient, dans l'ensemble, les familles les plus riches - dans la société essentiellement agraire de la Rome primitive, les plus grands propriétaires terriens avant tout. (Ici, certaines des analogies de Bickerman avec les communes européennes médiévales sont utiles, bien que certaines des villes auxquelles il fait référence comptaient une forte proportion de riches marchands parmi leurs grands hommes, ce qui n'a jamais été le cas à Rome). Plus une famille était riche, plus elle avait de chances, toutes choses égales par ailleurs, d'acquérir une influence politique. Bien sûr, toutes les familles les plus riches n'acquéraient pas le statut de patricien, et certaines des familles qui l'obtenaient ne faisaient pas partie des plus riches ; mais l'équation, Patriciens = plus grands propriétaires terriens, devait être globalement vraie, et lorsqu'une famille devenait patricienne et accédait ainsi au petit cercle qui jouissait des privilèges politiques, elle avait naturellement toutes les chances de consolider et d'améliorer sa propre position par rapport aux plébéiens. Les patriciens, bien sûr, ont toujours été peu nombreux : "après 366, seuls vingt et un clans [gentes] sont attestés, dont certains étaient minuscules, et pas plus d'une autre vingtaine avant cette date" (Brunt, SCRR 47). Certains patriciens, cependant, avaient un grand nombre d'humbles "clients" plébéiens (clientes) : des hommes liés à eux par des liens personnels impliquant des obligations de part et d'autre qu'il était considéré comme impie de négliger." (p.334)

"Les plébéiens ne constituaient pas du tout, comme l'étaient dans l'ensemble les patriciens, un groupe homogène. Leurs dirigeants étaient principalement des hommes riches qui pouvaient aspirer aux plus hautes fonctions de l'État, voire au consulat, et étaient surtout intéressés par l'accès à la magistrature et au Sénat (le ius honorum) et donc au pouvoir politique et à la possibilité de renforcer leur propre position. Les plébéiens du commun avait des objectifs totalement différents, que l'on peut résumer en trois points : (1) politique, (2) juridique, et (3) économique. Dans le domaine politique, ils soutenaient normalement les aspirations de leurs chefs à la fonction publique, dans l'espoir (vain, comme les événements allaient le prouver) que les oligarques plébéiens traiteraient la masse des plébéiens mieux que les oligarques patriciens. Leurs deux principaux objectifs dans le domaine politique étaient cependant très différents : ils voulaient faire reconnaître leur propre assemblée (le concilium plebis) comme un corps législatif suprême égal à la comitia populi Romani ; et ils voulaient renforcer les pouvoirs de leurs officiers particuliers, surtout ceux de leurs tribuns [...] Dans le domaine juridique, ils voulaient que les lois (et les règles de procédure, les legis actiones, etc.), à l'origine non écrites et enfermées dans les poitrines des magistrats patriciens, soient publiées, comme c'était le cas vers 450, sous la forme des "Douze Tables" (mais les legis actiones seulement en 304) ; et ils voulaient que leur droit d'appel contre les décisions juridiques d'un magistrat (la provocatio) soit affirmé, malgré l'opposition des patriciens - les lois sur ce point, selon la tradition, devaient être promulguées à nouveau plus d'une fois. Dans le domaine économique, qui pour la masse des plébéiens était probablement encore plus important que les deux autres, ils voulaient trois choses : l'allègement du très dur droit romain de la dette, impliquant l'asservissement des mauvais payeurs [...] ; des distributions de terres, soit sous forme de colonies en territoire conquis, soit sous forme de viritim (par des distributions individuelles) ; et enfin une application moins oppressive de l'obligation du service militaire, qui resta un fardeau très lourd jusqu'aux dernières années de la République [...] Rome était continuellement en guerre, et le gros de son armée était plébéien. (Marx notait que c'était "les guerres par lesquelles les patriciens romains ruinaient les plébéiens, en les obligeant à servir comme soldats, et qui les empêchaient de reproduire leurs conditions de travail, et par conséquent faisaient d'eux des indigents" : Cap. III.598-9.) L'arme la plus efficace que les plébéiens pouvaient utiliser, comme ils l'ont compris dès le début, était donc la secessio, la grève contre la conscription : les sources font état de pas moins de cinq occasions où cette arme aurait été utilisée avec effet, dont trois (en 494, 449 et 287) sont probablement authentiques.

Les tribuns (tribuni plebis) étaient une caractéristique extraordinaire de la constitution romaine, démontrant le profond conflit d'intérêts au sein du corps politique. Les premiers tribuns ont été créés, selon la tradition, à la suite de la première "sécession" plébéienne en 494, à un moment où ce n'était pas tant les Patriciens qui acceptaient leur existence (comme une sorte d'antimagistrature) et leur inviolabilité (sacrosanctitas, reconnue plus tard par la loi) que les Plébéiens qui faisaient le serment collectif de lyncher quiconque les attaquait ! Au début, on pourrait dire qu'ils s'opposaient aux magistrats officiels de l'État presque comme les shop stewards [délégués d'atelier] aux directeurs d'entreprise ; mais progressivement, bien qu'ils n'aient jamais acquis les insignes et les ornements des magistrats de l'État, leur position s'est de plus en plus assimilée à celle des "magistrats du peuple romain" à presque tous égards, sauf bien sûr qu'ils étaient issus de familles plébéiennes uniquement, et qu'ils ne pouvaient pas présider la comitia populi Romani mais seulement le concilium plebis [...] Leurs pouvoirs comprenaient le droit d'opposer un veto à tout acte de la comitia ou d'un magistrat (intercessio) ; de secourir tout plébéien - et plus tard tout citoyen - menacé par un magistrat (ius-auxilii Jerendi) ; et, dans le cadre de leur droit d'exercer la coercitio, la capacité d'arrêter et d'emprisonner tout magistrat, même les consuls eux-mêmes. Le pouvoir de veto des tribuns s'étendait à l'obstruction des levées militaires et, à deux reprises au moins, au milieu du IIe siècle, ils allèrent jusqu'à arrêter et emprisonner les consuls qui persistaient dans leur appel, non seulement en 138 avant J.-C., ce que Cicéron présente comme la première fois qu'une telle chose se produisait (De leg. III.20 ; cf. Tite-Live, Per. 55), mais aussi plus tôt, en 151 (Tite-Live, Per. 48). Il convient de mentionner que le pouvoir de convocation des tribuns ne se limitait pas au concilium plebis : ils avaient également le droit de convoquer et de présider des contiones, des réunions publiques qui n'étaient pas destinées (comme l'étaient la comitia et le concilium plebis) à la législation ou aux élections officielles, mais qui correspondaient plutôt aux réunions préélectorales des partis politiques britanniques, ou (comme on l'a suggéré) à la "conférence de presse" moderne. Ce pouvoir de convoquer des contiones était d'une importance vitale, car selon le droit constitutionnel romain, toute réunion qui n'était pas présidée par un magistrat (ou un tribun) était une assemblée illégale." (pp.334-336)

"La dimension de classe des luttes politiques, cependant, était masquée -comme l'ont si souvent été les luttes de classes- par le fait qu'il s'agissait officiellement d'une lutte entre "ordres", et qu'elle était donc menée du côté plébéien par des hommes qui étaient qualifiés pour devenir membres de l'oligarchie à tous égards, sauf celui, purement technique et juridique, d'être non pas Patriciens mais Plébéiens. Il est légitime de voir dans le "conflit des ordres" une série de compromis tacites entre les deux groupes plébéiens : D'une part, les dirigeants, qui n'avaient pas de revendications ou de griefs économiques importants et dont les objectifs étaient purement politiques (et généralement, sans doute, égoïstes), préoccupés par la suppression d'une disqualification strictement légale pour des postes qu'ils étaient par ailleurs bien qualifiés pour occuper ; et d'autre part, la masse des plébéiens, qui ne souffraient guère en tant que plébéiens, car les disqualifications légales des plébéiens en tant que tels concernaient des postes que la grande majorité d'entre eux ne pouvaient de toute façon pas espérer occuper. Il était donc dans l'intérêt de chacun des deux principaux groupes de la plèbe de s'unir à l'autre : la masse des plébéiens aiderait ses dirigeants à accéder à des fonctions qui leur permettraient d'être plus influents en tant que protecteurs, et les dirigeants obtiendraient l'aide essentielle des masses pour leur propre avancement en faisant miroiter l'espoir qu'ils assureraient la réalisation de leurs aspirations à une amélioration de leur condition. Le "conflit des ordres" était à la fois un conflit entre "ordres" et une lutte des classes, dans laquelle - exceptionnellement, pour ce qui est de l'histoire romaine - les classes inférieures, ou du moins la section supérieure des classes inférieures, jouaient parfois un rôle assez vigoureux." (p.336)

"Il est également salutaire de lire les récits de Tite-Live et de Denys concernant le meurtre ou le meurtre judiciaire d'un certain nombre de personnalités politiques de premier plan, Patriciens ou Plébéiens, que les Patriciens les plus en vue jugeaient trop sensibles aux griefs de la plèbe : ces récits révèlent que la classe dirigeante romaine était prête à tuer sans pitié quiconque semblait susceptible de se révéler un véritable leader populaire et peut-être de remplir le rôle d'un tyran grec de type progressiste [...] Un tel homme pouvait être commodément accusé d'aspirer à se faire roi, rex - au sens précis du tyrannos grec. Cicéron se plaisait à citer trois exemples célèbres d'hommes qui, au début de la République, "désiraient s'emparer du regnum" : Spurius Cassius, Spurius Maelius et Marcus Manlius Capitolinus, dont les dates traditionnelles sont 485, 439 et 384, et dont les histoires ont été récemment bien réexaminées par A. W. Lintott. Rappelons à ce propos que Cicéron, par exemple dans Laelius 40, dénonçait aussi Tibère Gracchus pour avoir tenté de s'emparer du regnum et y être parvenu "pendant quelques mois" ; et que le tribun C. Memmius, un popularis [...] pouvait parler sarcastiquement en 111 avant J.-C. du rétablissement de la plèbe dans ses droits propres comme étant aux yeux de ses adversaires une regni paratio, un complot pour se faire rex." (p.337)

"Au cours du dernier siècle de la République, nous constatons l'apparition d'un nouveau groupe social qui prend une grande importance : les équestres (equites, ou equester ordo). Je ne saurais prendre le temps de retracer la curieuse évolution de ce corps, à l'origine la cavalerie citoyenne (car eques signifie littéralement "cavalier" ; d'où la traduction courante, "chevaliers"), plus tard spécialement associée aux contrats de l'État et surtout à la levée des impôts, et à partir de l'époque de Gaius Gracchus (123-122 av. J.-C.), à qui l'on confie une fonction constitutionnelle spéciale et une seule : celle de fournir d'abord tous, puis une partie des iudices ou commissaires des quaestiones, les tribunaux permanents qui jugeaient certaines affaires importantes (tant pénales que civiles, selon notre classification) dans la République tardive. La qualification pour faire partie de cette classe (les équestres) était d'ordre financier : la possession de biens d'une certaine valeur minimale - dans les dernières années de la République et dans le Principat, 400.000 HS. (Les sénateurs, en moyenne, étaient bien sûr encore plus riches que les équestriens, mais sous la République, curieusement, il semble qu'il n'y ait pas eu en théorie de qualification financière encore plus élevée pour devenir sénateur). Comme les sénateurs, les équestriens jouissaient de certains privilèges sociaux : port de l'anneau d'or, sièges spéciaux au théâtre. Mais, à part le "poids" supplémentaire donné à leurs votes dans la comitia centuriata par la possession exclusive de pas moins de dix-huit centuries, leur seul privilège politique (important mais strictement limité) était de servir comme commissaires aux quaestiones. Devant les tribunaux, ils n'étaient théoriquement pas, comme les sénateurs, dans une meilleure position que le citoyen ordinaire. Et leurs familles n'avaient aucun privilège ; le statut d'équestre n'était pas non plus héréditaire, en théorie, même si, bien sûr, dans la pratique, les biens qui donnaient accès à l'ordo equester tendaient à passer de père en fils, et s'il n'y avait qu'un seul fils, ses chances de succéder au rang de son père étaient élevées." (pp.338-339)

"Contre l'ancienne vision des équestriens comme étant principalement des "hommes d'affaires", Brunt, Nicolet et d'autres ont démontré de manière irréfutable que, comme les sénateurs, ils étaient essentiellement des propriétaires terriens, qui pouvaient réaliser de gros profits grâce à la finance et au prêt d'argent (et non au "commerce" : ils n'apparaissent presque jamais dans le rôle de marchands), mais qui investissaient normalement ces profits dans la terre [...] L'opposition prétendument enracinée entre les sénateurs et les écuyers est un mythe développé par les historiens des temps modernes sur la base de quelques textes anciens qui constituent une source bien trop fragile. Par rapport à l'opposition fondamentale d'intérêts entre, d'une part, les propriétaires fonciers et les financiers (ces derniers étant presque toujours également propriétaires fonciers) et, d'autre part, les paysans et les artisans (sans parler des esclaves), les querelles internes à la classe dominante, que ce soit entre sénateurs et écuyers ou entre d'autres groupes, ne pouvaient être que des désaccords superficiels sur le partage du butin du monde.

Les sénateurs et les écuyers étaient donc les deux ordres (ordines). Lorsqu'il est utilisé dans un sens politique strict et complet, le terme ordo, à la fin de la République, ne désigne couramment que l'ordo senatorius et l'ordo equester. Nous entendons parler de "uterque ordo", chacun des deux ordres ; et lorsque Cicéron parle de la concordia ordinum, ou harmonie des ordres, comme de son idéal politique, il entend simplement les sénateurs et les équestres. Dans notre terminologie, la plèbe était un 'ordre' au début de la République, par rapport aux Patriciens, mais le prétendu 'ordo plebeius' ne semble pas avoir été une expression  utilisée dans la République tardive." (p.340)

"Rome, bien entendu, n'a jamais été une démocratie ou quelque chose de semblable. Il y avait certainement quelques éléments démocratiques dans la constitution romaine, mais les éléments oligarchiques étaient en pratique beaucoup plus forts, et le caractère général de la constitution était fortement oligarchique. Les classes pauvres de Rome ont commis des erreurs fatales : elles n'ont pas suivi l'exemple des citoyens les plus pauvres de tant de cités grecques et n'ont pas exigé une extension et une amélioration des droits politiques susceptibles de créer une société plus démocratique, à une époque où l'État romain était encore suffisamment limité pour qu'une démocratie de type poliadique (si on peut l'appeler ainsi) soit une possibilité pratique. Par-dessus tout, ils n'ont pas réussi à obtenir (probablement même à exiger) un changement fondamental dans la nature et la procédure très insatisfaisantes des assemblées souveraines, la comitia centuriata et la comitia tributa (concilium plebis). Ces assemblées n'autorisaient aucun débat [...] ; elles étaient sujettes à toutes sortes de manipulations de la part des dirigeants et utilisaient un système de vote collectif qui, dans le cas de l'assemblée centuriate (la plus importante), penchait fortement en faveur des riches, bien qu'apparemment un peu moins après une réforme dans la seconde moitié du troisième siècle av. J.-C. Au lieu d'œuvrer à de profondes réformes constitutionnelles, les classes inférieures romaines avaient tendance à rechercher et à mettre toute leur confiance dans des dirigeants qu'elles croyaient être, pour ainsi dire, "de leur côté" - des hommes qui, dans la République tardive, étaient appelés populares (demotikoi en grec) - et à essayer de les placer dans des positions de pouvoir. L'une des explications de cet échec, je crois, est l'existence à Rome, sous toute une série de formes insidieuses, de l'institution du patronage et de la clientèle, dont la plupart des cités grecques (Athènes surtout) semblent avoir été largement exemptes, mais qui a joué un rôle très important dans la vie sociale et politique romaine, et qui s'est progressivement répandue dans le monde grec après qu'il eut été placé sous la domination romaine." (pp.340-341)

"Depuis les temps les plus reculés jusqu'au Bas-Empire, nous entendons parler de la clientèle formelle, la clientela, une institution sociale très difficile à décrire avec précision. Elle apparaît pour la première fois dans ce qu'on appelle les "lois des rois" (leges regiae), sa fondation étant attribuée à Romulus par Denys d'Halicarnasse (Ant. Rom. 11.9-10) ; et nous la trouvons mentionnée dans deux des lois qui subsistent dans les Douze Tables de 451-450 avant J.-C., dont une section prévoit qu'un patron qui agit frauduleusement envers son client doit être "maudit" (VIII.21 : sacer esto). Cicéron pouvait dire que les plébéiens étaient à l'origine des clients des patriciens (De rep. 11.16), 12 et il ne fait aucun doute que nombre d'entre eux l'étaient - si tel était le cas, cela aurait été un facteur de complication dans le "conflit des ordres", car bien sûr l'existence même de la clientela, dans sa forme complète, tendait à rendre les clientes dépendantes et soumises à leurs patroni. Une forme particulière de la clientela fut, de par sa nature même, formulée de la manière la plus stricte, et elle seule fait l'objet d'une attention fréquente dans les livres de droit romains : il s'agit de la relation de l'affranchi avec son ancien maître, qui devenait son patronus et auquel il devait toute une série d'obligations. D'autres formes de clientélisme et de patronage peuvent être mal définies, et mon sentiment est que la nature du lien peut être très différente selon les cas. Il pouvait être très fort : à la fin du quatrième siècle de l'ère chrétienne, Ammien nous apprend que le richissime préfet prétorien Sextus Petronius Probus, "bien qu'il ait été assez magnanime pour ne jamais ordonner à un de ses clients ou à un de ses esclaves de faire quoi que ce soit d'illégal, s'il découvrait que l'un d'entre eux avait commis un crime, il défendait cet homme au mépris de la justice et sans aucune enquête ou considération pour ce qui était juste et honorable". (p.341)

"Lorsque Sherwin-White lui-même tente d'illustrer ce qu'il considère comme une déclaration explicite de la doctrine de la relation de Rome à ses alliés comme une forme de clientela [...] le mot utilisé par le Sénat romain (en 167 av. J.-C.) n'est pas en fait clientela mais une métaphore tout à fait différente : tutela, le terme utilisé par les avocats romains pour la 'tutelle' des mineurs et des femmes (Tite-Live XLV.18.2). Il existe cependant au moins un cas où les mots patrocinium et clientela sont utilisés (ou présentés comme tels) par un grand État grec pour décrire ses relations avec Rome. Dans Tite-Live (dont la source est sans doute Polybe), les ambassadeurs de Rhodes en 190 avant J.-C., après avoir parlé de l'amicitia de leur pays avec Rome, et du fait que celle-ci a entrepris de préserver leur libertas contre la domination royale, parlent ensuite du patrocinium de Rome sur eux et du fait qu'ils ont été reçus dans la fides et la clientela des Romains [...] Je dois ajouter que ce n'est pas seulement l'État romain en tant que tel et certains de ses sujets qui ont développé des relations pour lesquelles la métaphore de la clientèle pourrait être considérée comme appropriée : certains Romains, en particulier les généraux conquérants, sont devenus les patrons héréditaires de villes et même de pays entiers qu'ils avaient capturés ou dont ils avaient bénéficié - par exemple, traditionnellement Fabricius Luscinus (à partir de 278 avant J.-C.) de tous les Samnites, et certainement M. Claudius Marcellus (à partir de 210 avant J.-C.) de toute la Sicile.

Je crois que l'existence dans la société romaine de formes de patronage et de clientélisme aux racines très profondes a eu de grandes conséquences politiques et sociales. Même sous la République, lorsque l'activité politique des classes inférieures était encore possible dans une certaine mesure, de nombreux individus, par obéissance à leurs protecteurs ou par déférence pour leur attitude connue, ont dû être détournés de la participation politique active à la lutte des classes, et même incités à prendre parti pour ceux qui avaient des intérêts directement opposés aux leurs. L'un des proverbes du recueil de Publilius Syrus, un républicain tardif, déclare que "Accepter une faveur [benljicium], c'est vendre sa liberté" ; et un autre affirme que "Demander une faveur [officium] est une forme de servitude" ! Sous le Principat, comme nous le verrons dans les deux dernières sections de ce chapitre, l'influence politique qu'avaient les classes inférieures a rapidement disparu, et les moyens par lesquels le patronage pouvait être précieux pour un grand homme ont changé." (p.342)

"Un vrai gentleman s'attendrait à être appelé "ami" (amicus) de son protecteur, et non son "client", même si ce protecteur était l'empereur lui-même. Nous connaissons d'innombrables occasions, à partir de la fin de la République, où de grands hommes se sont occupés des intérêts de ceux qui occupaient une position moins importante qu'eux, surtout en écrivant des lettres de recommandation en leur faveur." (p.343)

"Les classes supérieures romaines partageaient la piètre opinion de Polybe à l'égard des gens du peuple et n'éprouvaient aucun scrupule à mettre la religion au service de la politique et du gouvernement : cela allait de soi et était considéré comme une nécessité par de nombreux écrivains, dont Cicéron, Tite-Live, Sénèque et surtout la grande autorité en matière de religion romaine, Varro, contre lequel saint Augustin livra plus tard une polémique dévastatrice.

Une arme religieuse qui pouvait être gardée en réserve en cas d'extrême urgence était l'utilisation des auspices (auspicia), qui pouvaient être employés pour invalider l'élection d'un magistrat mal aimé par l'oligarchie, ou pour mettre fin aux assemblées populaires qui étaient sur le point d'adopter une législation désagréable pour l'oligarchie (en particulier, bien sûr, les réformes agraires), ou pour annuler une telle législation rétroactivement. C'est certainement à de tels pouvoirs que pensait C. Memmius, lorsqu'il parlait, dans son tribunat en 111, de tout ce qui, à Rome, "divin et humain", était sous le contrôle de quelques-uns [...] Notons la valeur accordée aux auspices par le plus éloquent de tous les membres de la classe dirigeante romaine, Cicéron.

Pour lui, discours après discours, les leges Aelia et Fufia, qui facilitaient l'usage et l'abus des auspices dans l'intérêt de la classe dirigeante, étaient "des lois de la plus grande sainteté" ; elles étaient "très bénéfiques à l'État", "des remparts et des murs de tranquillité et de sécurité" ; elles étaient "les bastions les plus solides de l'État contre la frénésie des tribuns", qu'elles avaient "souvent entravée et contenue" ; quant à leur abrogation en 58, par une loi promue par Clodius, l'ennemi de Cicéron, "y a-t-il quelqu'un qui ne se rende pas compte que, par cette seule loi, l'État tout entier a été subverti ? '. Dans l'un de ses ouvrages dits "philosophiques", qui contient la législation de son État idéal, Cicéron insiste pour que ses magistrats disposent des auspices, afin qu'il existe des méthodes plausibles pour entraver les assemblées populaires non rentables ; et il ajoute : "Car les dieux immortels ont souvent réfréné, au moyen des auspices, l'impétuosité injuste du peuple" ! (De leg. III.27). C'est par le biais des auspices que les oligarques ont pu avoir le sentiment d'avoir les dieux immortels le plus efficacement dans leur poche." (pp.343-344)

"Rome s'assurait que la Grèce restait 'tranquille' et amicale à son égard en veillant à ce que les villes soient contrôlées par la classe aisée, qui avait [...] abandonné toute idée de résistance à la domination romaine et semble en fait l'avoir accueillie favorablement pour la plupart, comme une assurance contre les mouvements populaires venu d'en bas." (p.344)

"Cicéron, qui se vante si souvent de sa propre droiture et aurait pris soin de ne rien faire de réellement illégal pendant son proconsulat de Cilicie, indique clairement dans sa correspondance qu'il a lui-même tiré de son gouvernorat un profit personnel de pas moins de 2 200 000 HS [...] soit un peu plus de 90 talents. Il qualifie lui-même ce profit, sans doute à juste titre, de "légitime" [...] Il s'était même attiré le ressentiment de ses collaborateurs ('ingemuit nostra cohors'), en reversant au Trésor un autre HS 1.000.000 qui, selon eux, aurait dû être réparti entre eux." (p.347)

"Les cultes de la ville de Rome, sous la forme de la déesse Roma (une invention grecque, bien sûr) ou de festivals appelés Romaia, ont été mis en place dans de nombreuses cités grecques, surtout en Asie Mineure, pour des raisons à peu près identiques aux nombreux cultes des rois hellénistiques et d'autres bienfaiteurs [...] parfois dans l'espoir de bénéfices futurs, ou par pure appréhension, parfois par gratitude ou bonne volonté authentique. Le plus ancien de ces cultes connu, institué à Smyrne en 195 (voir Tac., Ann. IV.56.1), n'impliquait pas seulement une statue de culte mais un véritable temple : il s'agissait clairement d'un "appel à l'intervention et à la protection". Les cultes de certains généraux et proconsuls romains ont commencé à la même époque en Grèce même, avec Flamininus [...] et ont fini par devenir très courants dans tout le monde grec : même l'infâme Verres avait sa fête, la Verria, à Syracuse. " (p.348)

"La démocratie grecque s'éteignit progressivement et complètement, les Romains assurant la poursuite du processus qui avait déjà commencé sous la domination macédonienne ; et bien sûr, cela rendit de plus en plus difficile, et finalement impossible, pour les humbles d'opposer une résistance efficace aux puissants, sauf par des moyens extra-légaux tels que les émeutes et le lynchage des fonctionnaires impopulaires. Rome exigeait toujours un tribut, sauf du cercle restreint des civitates liberae et immunes grecques, dont le statut était précaire même si elles étaient des civitates foederatae [...]. Si une cité grecque soumise à la domination romaine exploitait déjà sa population active dans la mesure où elle pouvait le faire en toute sécurité, le tribut, et bien sûr les exactions supplémentaires des fonctionnaires et des fermiers fiscaux romains, devaient sortir des poches de la classe possédante, du moins en partie ; mais il ne fait aucun doute que les charges pesant sur la paysannerie étaient en général simplement augmentées, pour couvrir le tribut et les autres charges romaines." (p.349)

"Gracchus était préoccupé par les problèmes sociaux : l'appauvrissement des citoyens, la croissance des domaines d'esclaves, le déclin de la paysannerie qui avait toujours été l'épine dorsale de l'économie romaine (SCRR 77). Les motivations des Gracques et des autres grands populares de la République tardive sont relativement peu importantes, et il est rare qu'on puisse les reconstituer avec confiance. Ce qui confère à ces hommes une véritable importance historique, c'est le fait qu'ils ont fourni le leadership essentiel sans lequel les luttes des classes inférieures n'auraient guère pu émerger au niveau politique. " (pp.351-352)

"Une seule fois dans la République tardive, pour autant que je sache, nous entendons parler de ceux qui sont dans la faiblesse et la pauvreté qui sont avertis qu'ils ne doivent pas mettre leur confiance dans les promesses des hommes riches et prospères, et que seul un homme qui était pauvre lui-même serait un défenseur fidèle de leurs intérêts. Selon Cicéron, c'est ce qu'a dit Catilina ("ce gladiateur infâme", comme il l'appelle) dans un discours prononcé en 63 lors d'une réunion privée dans la maison de Catilina, et qu'il a ensuite avoué ouvertement lors d'une séance du Sénat (Cic., Pro Mur. 50-1). Dans une lettre émouvante à Catulus, conservée par Salluste, Catilina affirme qu'il avait l'habitude de défendre les intérêts des pauvres dans la vie publique (publicam miserorum causam pro mea consuetudine suscepi : Cat. 35.3). Si cela est vrai, il devient encore plus facile de comprendre l'extrême détestation avec laquelle Catilina fut finalement considéré par Cicéron et ses semblables, et la destruction à laquelle ils le soumirent." (p.352)

"Certains traits de la politique des populares tendent à resurgir périodiquement : des mesures agraires d'un genre ou d'un autre, comprenant surtout la distribution de terres aux pauvres ou aux vétérans de l'armée, que ce soit en lots individuels ou sous forme de colonies ; la fourniture de blé aux citoyens pauvres vivant à Rome, gratuitement ou à bas prix (frumentationes) ; l'allègement de la dette ; et la défense des éléments démocratiques de la constitution, tels qu'ils étaient, en particulier les privilèges des tribuns et le droit d'appel (provocatio). Toutes ces politiques étaient un anathème pour les oligarques.

Les populares ont donc servi, faute de mieux et parfois sans doute contre leur gré, de leaders politiques dans ce qui était en réalité une lutte entre classes : un mouvement aveugle, spasmodique, mal informé, souvent mal dirigé et toujours facile à confondre, mais un mouvement aux racines profondes, émanant d'hommes dont les intérêts étaient fondamentalement opposés à ceux de l'oligarchie au pouvoir, et qui n'étaient pas préoccupés (comme l'étaient parfois les équestres, que je mentionnerai plus tard) par la simple exclusivité, la corruption et l'inefficacité du gouvernement sénatorial, mais par sa rapacité et sa totale indifférence à leurs intérêts.

Je soutiens que la soudaine apparition croissante d'hommes peut-être pas très remarquables comme Saturninus, Sulpicius Rufus, Catilina et Clodius (sans parler des Gracques) et leur conversion en figures d'une certaine importance historique est plus facilement compréhensible si nous reconnaissons l'existence parmi les classes les plus pauvres de l'État romain, en particulier peut-être la "foule de la ville" de Rome elle-même, d'un courant permanent d'hostilité à la mauvaise gestion et à l'exploitation sénatoriales - hostilité qui pouvait être réprimée pendant de longues périodes par un mélange de sévérité et de patronage condescendant, et qui est à la fois minimisée et vilipendée dans la tradition oligarchique, mais qui restait néanmoins une force puissante dans la politique romaine, à la disposition de tout dirigeant qui incorporait dans son programme une ou plusieurs des quelques mesures simples que j'ai décrites à la fin du dernier paragraphe, et qui seraient considérées comme les marques d'une véritable politique populaire. Mais, sauf dans la mesure où ils essayaient de promouvoir le pouvoir de l'assemblée populaire aux dépens du Sénat et des magistrats (comme le firent par exemple Tibère Gracchus, Satuminus et peut-être Glaucia, et même Jules César lors de son consulat en 59 avant J.-C.), il serait trompeur de qualifier les populares de "démocrates". Comme leur nom l'indique, il s'agissait essentiellement de ceux qui étaient, ou se présentaient comme étant, ou dont on pensait qu'ils étaient, à certains égards, "du côté du peuple", contre l'oligarchie au pouvoir."(pp.353)

"De nombreuses preuves montrent qu'un grand nombre de gens du peuple, tant à Rome même que dans l'Italie romaine, considéraient les populares comme leurs chefs, les soutenaient et vénéraient souvent leur mémoire lorsqu'ils étaient exécutés - ce qui fut le cas de beaucoup d'entre eux : en particulier Tibère Gracchus, Gaius Gracchus, Satuminus et Glaucia, Sulpicius Rufus, Marius Gratidianus, Catilina, Clodius et César." (p.353)

"Après la mort de Gaius (en 122), le peuple romain manifesta son respect pour les frères en dressant des statues à leur effigie, en considérant comme sacrés les lieux où ils avaient été assassinés et en y apportant les premiers fruits de toute nature : beaucoup venaient sacrifier et adorer ces lieux, comme s'ils visitaient des sanctuaires de dieux." (p.354)

"Salluste, qui affaiblit souvent son tableau par une moralisation facile, s'est parfois rendu compte de la vérité, comme lorsqu'il écrit : "Tout homme le plus opulent et le plus capable d'infliger des dommages passait pour un "bonus" parce qu'il défendait l'état de choses existant"." (p.355)

"Les pauvres de Rome, les plebs urbana, bénéficiaient indirectement de diverses prestations, par exemple des travaux publics que les profits de l'empire rendaient possibles, et surtout de l'approvisionnement régulier en maïs bon marché en provenance de Sicile, de Sardaigne et d'Afrique.

Les résultats de l'impérialisme romain, dans l'ensemble et à long terme, doivent être évalués par une analyse en termes de classe. Cela a parfois été fait même par ceux qui sont loin d'être des marxistes. Par exemple, mon propre professeur A.H. M. Jones (qui, à ma connaissance, n'a jamais lu Marx ni manifesté le moindre intérêt pour le marxisme) a présenté une analyse de classe parfaitement acceptable dans son exposé sur Rome à la troisième conférence internationale d'histoire économique à Munich en 1965, récemment réimprimé dans sa Roman Economy. Après avoir évoqué l'appauvrissement des provinces à la fin de la République ("l'arrêt virtuel de la construction civique dans les provinces à cette époque en est la preuve la plus évidente"), il poursuit en disant que ce sont les sénateurs et les cavaliers italiens qui ont profité de l'empire. Mais ils n'ont pas utilisé leur richesse nouvellement acquise à des fins économiquement productives ; ils l'ont dépensée soit en produits de luxe, soit en acquisition de terres. Leur demande de produits de luxe encourageait un trafic d'importations à sens unique vers l'Italie, qui fournissait de l'emploi aux artisans provinciaux et des profits aux marchands tant provinciaux qu'italiens. Leur acquisition de terres a conduit à la paupérisation d'une grande partie de la paysannerie italienne. Les classes inférieures italiennes ont plus perdu que gagné avec l'empire. Beaucoup d'entre elles perdirent leurs terres et ne furent récompensées que par une nourriture bon marché si elles émigraient à Rome, ou par une maigre solde dans l'armée [...].

Or les plebs urbana, du simple fait de leur présence permanente à Rome, avaient une certaine influence politique en tant qu'électeurs à l'Assemblée, et l'oligarchie sénatoriale devait en tenir compte, dans la mesure où ils pouvaient fonctionner comme un "groupe de pression". Si nécessaire, ils pouvaient faire des émeutes. Les émeutes à Rome occupent une grande place dans les pages de Cicéron, mais leur effet sur le cours des événements est limité ; le gouvernement peut en fin de compte toujours réprimer les désordres urbains, s'il peut commander une soldatesque loyale." (pp. 356-357)

"Les distributions de terres, quelles qu'elles soient, que ce soit à des citoyens pauvres ordinaires ou à des vétérans de l'armée, ont toujours été détestées par l'oligarchie. Par conséquent, la loyauté des vétérans libérés et des soldats qui savaient qu'ils seraient autrement laissés sans ressources à leur sortie de l'armée, était profondément engagée envers les commandants sur lesquels on pouvait compter, malgré l'opposition des sénateurs, pour accorder des concessions de terres à leurs vétérans, par des lois promues à l'Assemblée par ou au nom des commandants, comme par César en 59. Ces concessions de terres étaient parfois facilitées par des confiscations à grande échelle d'opposants politiques vaincus dans des guerres civiles, une tactique à laquelle recouraient surtout Sulla l'Optime et les triumvirs de 43-42 avant J.-C. [...] Cela donnait aux commandants une force irrésistible. En refusant de satisfaire les besoins même des "miseri" qu'ils étaient obligés d'armer, la classe dirigeante républicaine fit preuve non seulement d'un manque de solidarité sociale qui transparaît dans l'ensemble de sa politique, mais aussi d'un manque de prudence qui fut fatal à son pouvoir et à ses privilèges, [car] "la misère de la population au sein de laquelle l'armée était recrutée a permis à des chefs dont le souci premier était leur propre enrichissement ou avancement de menacer et finalement de subvertir la République"." (p.358)

"C'est Auguste qui franchit le pas essentiel vers la création d'une armée permanente, avant tout en créant en l'an 6 un trésor spécial pour financer les subventions aux vétérans réformés, l'aerarium militare, alimenté par deux nouveaux impôts, dont le plus important fut très mal ressenti par les sénateurs [...] L'armée devient alors de moins en moins italienne. [...] La Pax Augusta commence réellement en 17 après Jésus-Christ. Mais elle est rendue inévitable par l'épuisement de la main-d'œuvre italienne. Cet épuisement n'était pas strictement numérique, mais moral. L'Italie aurait encore pu mobiliser de grandes armées. Mais trop d'Italiens se sont battus pendant trop longtemps ; il faut en finir. Dans toute la littérature de l'époque, les mots les plus caractéristiques du nouvel esprit de l'époque ne sont pas les célèbres commémorations de la mission impériale et des gloires martiales de Rome, mais le "nullus de nostro sanguine miles erit" de Properce. (p.358)

"Les luttes politiques de la fin de la République (133 et suivants), qui ont abouti à l'instauration du Principat par Auguste, n'ont été possibles que parce que de sérieuses scissions ont commencé à se développer au sein de la classe dirigeante - dont la plupart, mais pas toutes, sont nées d'ambitions personnelles plutôt que de tentatives de réforme. Le fait qu'une oligarchie au pouvoir a peu de chances d'être renversée tant qu'elle préserve l'unité dans ses propres rangs est l'une de ces observations perspicaces considérées aujourd'hui comme des truismes, grâce aux écrits de Lénine et de Mao Tsé-toung. Mais cette même observation a été faite dès le quatrième siècle avant Jésus-Christ par Platon et Aristote. Pour récapituler ce que j'ai dit ailleurs, à propos de la Sparte classique (OPW91) - les Grecs ont réalisé le simple fait (énoncé comme tel par le Socrate de Platon) que les changements dans un État commencent par des dissensions au sein de la classe dirigeante, et que la constitution peut difficilement être bouleversée tant que cette classe est unie, aussi petite soit-elle (Platon, Rep. VIII.545d). Si les dirigeants ne sont pas en désaccord entre eux, les autres ne seront pas en désaccord entre eux (V.465b). Aristote parle à peu près dans le même sens : une oligarchie qui préserve l'harmonie en son sein ne sera pas facilement renversée de l'intérieur (Pol. V .6, 1306a9-10). Il y avait déjà des signes occasionnels de désaccord au sein de la classe dirigeante romaine [...] mais ce n'est qu'avec le tribunat de Tibère Gracchus en 133 avant J.-C. qu'une rupture sérieuse commença à se développer [...] Il y avait maintenant quelques membres de la classe dirigeante qui pouvaient voir que des réformes étaient nécessaires, même si le reste de l'oligarchie pouvait les rejeter. Il y avait aussi des membres de l'oligarchie qui ne pouvaient pas résister aux possibilités d'avancement personnel que leur offrait le mécontentement croissant des masses, en particulier des soldats et des vétérans." (p.359)

-Geoffrey E. Maurice Ste. Croix, The Class Struggle in the Ancient Greek World. From the Archaic Age to the Arab Conquests, New York, Cornell University Press, 1981, 732 pages.

3 commentaires:

  1. Oui, le marxisme est un outil qui me semble tout à fait valide pour analyser les dynamiques sociales du monde antique. L'Histoire des institutions de Jacques Ellul, et son premier tome consacré à l'Antiquité, est d'inspiration marxiste, et c'est une somme tout à fait objective et pertinente, de même que le texte que vous transcrivez ici. Une réserve toutefois : nous avons tendance à manifester de la sympathie pour la plèbe, pour les « pauvres », pour les populares, mais il faut éviter de se laisser aller à notre vision romantique des choses. Le fait est que la « démocratie » au sens où nous l'entendons était une chose inconnue dans le monde antique méditerranéen, où l'on ne trouvait que des monarchies ou des oligarchies.

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  2. Deuxième conception, que résume cette phrase de votre texte : "Les distributions de terres, quelles qu'elles soient, que ce soit à des citoyens pauvres ordinaires ou à des vétérans de l'armée, ont toujours été détestées par l'oligarchie. Par conséquent, la loyauté des vétérans libérés et des soldats qui savaient qu'ils seraient autrement laissés sans ressources à leur sortie de l'armée, était profondément engagée envers les commandants sur lesquels on pouvait compter, malgré l'opposition des sénateurs, pour accorder des concessions de terres à leurs vétérans, par des lois promues à l'Assemblée par ou au nom des commandants, comme par César en 59. "

    Cette conception des soldats prolétaires, parce que c'est ce dont on parle en fait, fut débunkée par François Cadiou, dans "L'armée Imaginaire". Cet homme est le spécialiste du sujet du moment, et est plutôt connu dans le milieu, ce n'est donc pas un personnage isolé. Ayant lu son ouvrage, je confirme sa qualité technique.

    -En fait, tout le récit sur la prolétarisation de la fin de la République, etc, est issu d'un raisonnement circulaire.

    Au XIXème, un auteur (dont j'ai oublié le nom, mais il est assez connu) a lancé une théorie : la prolétarisation (et tout ce qui va avec, grandes pptés, soldats professionnels de fait, etc) est un scénario qui marche pour expliquer la chute de la République, sans fournir de réelle preuve. Mais ce n'est qu'une théorie. D'autres la reprennent, et trouvent plus tard que Caius Marius fit une réforme des légions. OH ! peut-être a-t-il a ouvert la légion aux prolétaires. Une génération plus tard, lisant cela, d'autres historiens ont pris pour point de départ cette hypothèse (Marius ouvrit la prolétarisation des légions) et ont reconstitué de leur côté la théorie initiale, et ils ont déterré l'auteur initial pour l'élever en précurseur.

    -> Aujourd'hui, les chercheurs remettent de plus en plus en cause tout cela. La République tardive apparait au contraire comme une époque prospère (en témoigne la taille des hommes, environ 1m68, atteint de nouveau en Europe seulement aux alentours de 1870, et en Italie du nord seulement en 1970), où l'esprit civique étaient plus fort que jamais. Une Italie de 16 millions d'habitants, exportatrice, à fort PIB par habitant et à forte puissance civique.

    -> Cette conception affronte aujourd'hui la conception traditionnelle dans la recherche. La conception traditionnelle tend à se nuancer et la position "positive" à se radicaliser parfois, bref, un schift en faveur d'une République renouvelée !

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  3. (et une petite remarque sarcastique, Sainte Croix est vieeeuuux, il faut lire des historiens modernes)

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