En dépit d’une très ancienne et abondante littérature hostile au libéralisme, particulièrement dans le monde francophone, il demeure tristement rarissime de rencontrer une critique de cette philosophie politique qui soit dotée d’une argumentation lisible et intelligente, et non d’un vague amas décousus d’assertions malveillantes non-sourcées et/ou de préjugés éculés (« Le libéralisme c’est la loi de la jungle », etc.). Il existe même de mauvais plaisantins comme le communiste Jean-Claude Michéa qui font semblant d’avoir lu attentivement les auteurs libéraux, pour les accabler juste après d’accusations de contradictions systématiques…
Si l’on prétend réfuter la validité du libéralisme,
cela suppose une patience de sioux, la maîtrise des grands textes et l’esprit
de finesse.
Les écrits de Scott Alexander sont particulièrement
plaisants à lire, car c’est un critique du libéralisme qui a fait l’effort de
prendre les libéraux au sérieux. Son honnêteté et son humour ne rendent son
texte que plus profond et digne d’être médité.
« D. Questions morales.
L'argument : Les actions morales sont
celles qui n'initient pas la force et qui respectent les droits naturels des
personnes. Le gouvernement repose entièrement sous la force, ce qui
le rend fondamentalement immoral. La fiscalité est par nature un vol,
et dicter les conditions dans lesquelles les gens peuvent travailler (ou ne pas
travailler) par voie réglementaire est essentiellement de l'esclavage. De
nombreux programmes gouvernementaux violent les droits des personnes, en
particulier leur droit à la propriété, et doivent donc être combattus comme
fondamentalement immoraux, qu'ils "fonctionnent" ou non.
Le contre-argument : Les systèmes moraux
fondés uniquement sur l'évitement de la force et le respect des droits sont
incomplets, peu élégants, contre-intuitifs et généralement truffés d'erreurs de
logique. Un système moral plus sophistiqué, le conséquentialisme, génère les
principes des droits naturels et de la non-initiation à la violence en tant
qu'heuristiques pouvant être utilisées pour résoudre des problèmes de coordination,
mais aussi des précisions à propos des situations dans lesquelles ces
heuristiques ne sont plus valides. De nombreux cas d'intervention
gouvernementale constituent de telles situations et peuvent donc être
moralement bonnes.
12. Systèmes moraux.
12.1 : La liberté est incroyablement importante pour le bonheur
humain, une condition préalable à la vertu humaine, et une valeur à
laquelle presque tout le monde est attaché. Les gens qui l'ont meurent pour la
protéger, et ceux qui ne l'ont pas traversent les océans ou mènent des
révolutions pour l'obtenir. Mais les politiques gouvernementales portent toutes
atteinte à la liberté. Comment pouvez-vous soutenir cela ?
[Réponse]
La liberté est un bien parmi tant d'autres,
quoique particulièrement important.
En plus de la liberté, nous apprécions des choses comme le bonheur, la santé,
la prospérité, les amis, la famille, l'amour, la connaissance, l'art et la
justice. Parfois, nous devons échanger un de ces biens contre un autre.
Par exemple, un témoin qui a vu son frère commettre un crime peut avoir à
choisir entre la famille et la justice lorsqu'il décide de témoigner. Un
étudiant qui aime à la fois la musique et la biologie peut avoir à choisir
entre l'art et la connaissance au moment de choisir une carrière. […]
Les gens font parfois comme s'il y avait
une certaine hiérarchie dans ces biens, de sorte que le Bien A
l'emporte toujours sur le Bien B. Mais dans la pratique, les gens n'agissent
pas de cette façon. Par exemple, quelqu'un pourrait dire : "L'amitié vaut
plus que n'importe quelle somme d'argent pour moi." Mais elle pourrait
continuer à travailler pour gagner de l'argent, au lieu d'abandonner pour
passer plus de temps avec ses amis. Et si vous lui offriez 10 millions de
dollars pour manquer l'anniversaire d'un ami, c'est une personne vraiment peu
commune si elle vous répond "non".
En réalité, les gens valorisent ces biens
de la même manière qu'ils valorisent tous les biens dans une économie de marché
: en comparaison avec d'autres biens. Si vous avez la possibilité de passer
plus de temps avec vos amis au prix d'une certaine somme d'argent, vous la
prendrez ou vous la laisserez. Nous pouvons ensuite travailler à rebours à
partir de votre choix pour déterminer à quel point vous attachez de l'importance
à l'amitié par rapport à l'argent. Tout comme nous pouvons apprendre combien
vous valorisez l'acier en apprenant combien de tonnes d'acier nous pouvons
échanger contre combien de barils de pétrole, combien de têtes de choux, ou (le
plus souvent) combien de dollars, de la même manière, nous pouvons apprendre
combien vous valorisez l'amitié en voyant quand vous préférez cela aux
opportunités de faire de l'argent, ou voir de grandes œuvres d'art, ou rester
sain, ou devenir célèbre.
La liberté est un bien comme ces autres
biens. Parce qu'elle est si importante pour le bonheur et la vertu de
l'homme, on peut s'attendre à ce que les gens lui accordent une très grande
valeur.
Mais ils n'y accordent pas une valeur
infiniment élevée. Quiconque attacherait une valeur
infiniment élevée à la liberté d'être à l'abri de la réglementation
gouvernementale se tournerait vers l'État qui a la réglementation la plus
laxiste (Montana ? New Hampshire ?), ou irait vivre sur une plateforme au
milieu de l'océan où il n'y a aucun gouvernement, ou ferait don de tout son
argent aux organismes de bienfaisance libertariens ou aux candidats libéraux en
espérant que cela entraîne la plus mince probabilité d'entraîner un changement
de sa situation.
La plupart des gens ne le font pas, et
nous comprenons pourquoi. Les gens ne déménagent pas au Montana parce qu'ils
accordent plus d'importance aux aspects de leur vie à
l'extérieur du Montana -comme leurs amis et leur famille, aux emplois bien
rémunérés et au fait de ne pas se faire manger par les ours- qu'à la petite quantité de liberté supplémentaire
qu'ils pourraient obtenir au Montana. La plupart des gens ne vivent pas sur une
plate-forme au milieu de l'océan parce qu'ils accordent plus d'importance aux
aspects de la vie sur terre -comme le fait d'être en compagnie d'autres
personnes et d'être en sécurité- qu'à la quantité de liberté supplémentaire que
la plate-forme leur donnerait. Et la plupart des gens ne donnent pas
littéralement tout leur argent à des organismes de bienfaisance libertariens
parce qu'ils aiment avoir de l'argent pour autre chose.
C'est pourquoi nous attachons de
l'importance à la liberté en quantité
limitée. Il y a des compromis à faire entre un certain
degré de liberté et une certaine quantité d'autres biens que nous acceptons
déjà. Il se peut qu'il y ait d'autres compromis que nous accepterions aussi, si
on nous les offrait.
Supposons, par exemple, que le
gouvernement envisage d'adopter un règlement visant à interdire le déversement
de mercure dans la rivière locale. C'est un compromis : je perds une certaine
liberté en échange d'une certaine santé. En particulier, je perds la liberté de
déverser du mercure dans la rivière en échange des bienfaits pour la santé de
ne pas boire d'eau empoisonnée.
Mais je ne me soucie pas vraiment de la
liberté de déverser du mercure dans la rivière, et je me soucie beaucoup des
avantages pour la santé de ne pas boire d'eau empoisonnée. Cela semble donc
être un assez bon compromis.
Et ceci se généralise en une réponse à la
question originale. Je suis tout à fait d'accord pour dire que la
liberté est un bien extrêmement important, peut-être le plus important. Je
ne suis pas d'accord pour dire que c'est un bien infiniment important, et
c'est pourquoi je suis prêt à envisager des compromis qui sacrifient une petite
quantité de liberté pour une grande quantité d'autre chose que je considère
précieuse. Même les lois les plus simples, comme les lois contre le vol,
sont de cette nature (j'échange ma "liberté" de voler, ce qui ne
m'intéresse pas beaucoup, en échange de tous les avantages d'un système
économique basé sur la propriété privée).
Les arguments ci-dessus sont tous des
tentatives pour montrer que certains des compromis proposés dans la politique
moderne en valent la peine : ils nous donnent suffisamment d'autres biens pour
justifier la perte d'une " liberté " relativement insignifiante,
comme celle de rejeter du mercure dans le fleuve.
12.1.1 : Mais Benjamin Franklin n'a-t-il pas
dit que ceux qui échangeraient la liberté contre la sécurité ne méritaient ni
l'un ni l'autre ?
Non, il a dit que ceux qui échangeraient
la liberté essentielle contre une sécurité temporaire ne méritaient ni l'un ni
l'autre. Déverser du mercure dans la rivière ne semble pas être une liberté
essentielle. Et lorsque Franklin a assisté à la Convention constitutionnelle,
il a accepté de remplacer le gouvernement minimal des articles de la
Confédération par un gouvernement centralisé beaucoup plus fort, comme tout le
monde.
12.2 : La fiscalité, c'est du vol. Et quand le
gouvernement vous force à travailler selon ses règles, pour le montant d'argent
qu'ils disent que vous pouvez gagner, c'est de l'esclavage. Vous n'êtes sûrement
pas pour le vol et l'esclavage.
Considérez l'argument "Comment
pouvons-nous avoir une fête célébrant Martin Luther King ? Après tout, c'était
un criminel !"
Techniquement, Martin Luther King était un
criminel, en ce sens qu'il a enfreint certaines lois contre les manifestations
publiques que le Sud raciste avait rapidement promulguées pour s'en
débarrasser. C'est pour ça qu'il a passé du temps à la prison de Birmingham.
Et bien que "criminel" soit un mot qui a une connotation très
négative et chargée d'émotion, dans ce cas, nous devons prendre du recul par
rapport à notre réaction émotionnelle immédiate et remarquer que la façon dont
Martin Luther King était un criminel ne fait pas de lui une mauvaise personne.
Un philosophe pourrait dire que nous hésitons
entre deux sens de "criminel", un sens de "personne qui enfreint
la loi" et un autre de "personne horriblement mauvaise". Ce
n'est pas parce que King satisfait le premier sens (il a enfreint la loi) qu'il
doit satisfaire le second (être horrible et mauvais).
Ou considérez un argument similaire :
"Ayn Rand a fui l'Union Soviétique totalitaire pour chercher la liberté en
Amérique. Ça fait d'elle une traîtresse !" Devrions-nous crier aux
objectivistes "Comment pouvez-vous admirer Ayn Rand alors qu'elle était une
sale traîtresse pourrie" ?
Encore une fois, bien que le terme
"traître" ait normalement une connotation négative automatique, nous
devrions éviter de juger instantanément les choses par les mots que nous
pouvons leur appliquer, et commencer à nous demander si les sentiments négatifs
sont mérités.
Ou encore une fois, le philosophe dirait
qu'il faut éviter d'hésiter entre "traître", c'est-à-dire
"quelqu'un qui passe d'un pays à un autre", et "horriblement méchant,
indigne de confiance".
Notre langue contient beaucoup de mots
comme ceux-ci qui empaquettent une description avec un jugement moral. Par
exemple, "meurtrier" (pensez aux pacifistes qui crient après les
soldats, qui correspondent à la définition technique "quelqu'un qui tue
quelqu'un d'autre"), "avide" (toutes les entreprises sont
"avides" si vous voulez dire qu'elles aimeraient beaucoup avoir plus
d'argent, mais les politiciens parlant de "sociétés avides" arrivent
à le transformer entièrement en autre chose) et évidemment cet ancien
"infidèle" qui semble une raison suffisante pour détester un membre
d'une autre religion, quand en fait cela signifie un simple membre d'une autre
religion. C'est un artifice stupide et bon marché, indigne de quiconque
s'intéresse à une discussion rationnelle sérieuse.
Et qualifier la fiscalité de
"vol", c'est exactement le même genre d'astuce. Qu'est-ce que le vol
? C'est le fait de prendre quelque chose sans permission. Il est donc vrai que
la fiscalité est un vol, mais si vous voulez simplement dire qu'il s'agit de
prendre sans permission, alors tout le monde, de Lew Rockwell à la tête de
l'IRS, l'accepte déjà comme une évidence.
Cela ne semble être qu'un argument parce
que la personne qui l'utilise espère que les gens laisseront leur réaction
négative automatique au vol l'emporter sur leurs émotions, espérant qu'ils
passeront du vol comme "prendre sans permission" au "vol comme
un acte terrible digne uniquement des criminels".
Les vrais arguments ne portent pas sur les
mots que l'on peut appliquer aux choses et sur la méchanceté de leur sonorité,
mais plutôt sur les conséquences positives ou négatives de ces choses.
12.3 : Les actions du gouvernement tendent à
impliquer le recours à la force contre des personnes innocentes. N'est-ce pas
moralement répréhensible ?
Pourquoi cela serait-il moralement
répréhensible ?
12.3.1 : Parce que l'initiation de la force a
toujours de mauvaises conséquences, comme ruiner l'économie ou rendre les gens
malheureux.
Parfois, c'est le cas. D'autres
fois, cela a de bonnes conséquences.
Prenons des cas comme la pisciculture, le
boycott et les scénarios caritatifs décrit ci-dessus [dans une section que je ne traduis pas -NdT].
Le recours à la force pour résoudre le problème de coordination répond à un
ensemble de critères extrêmement stricts : non seulement il profite à
l'ensemble du groupe, non seulement à chacun des membres du groupe, mais chaque
membre du groupe sait qu'il en profite et approuve cet avantage (par exemple,
il voterait pour lui).
Dans d'autres cas, comme l'exemple de
l'épargne-retraite ci-dessus, le recours à la force ne répond qu'à un ensemble
de critères moins stricts : il profite au groupe dans son ensemble, il profite
à tous les membres du groupe, mais tous les membres du groupe ne savent pas
nécessairement qu'il leur profite ou ne l'appuient pas. Ce sont les cas que les
libertariens pourraient appeler "paternalisme".
De plus en plus de cas satisfont à un
critère encore plus large. Ils profitent à l'ensemble du groupe, mais ils
peuvent ne pas profiter à tous les membres du groupe et peuvent nuire à
certains d'entre eux. Ce sont les cas que les libertariens pourraient appeler
"voler Pierre pour payer Paul".
Ces trois ensembles de cas réfutent l'idée
que le recours à la force doit avoir dans l'ensemble des conséquences
néfastes.
12.3.2 : Ok, peut-être que c'est mal parce
qu'une théorie morale qui ne prend pas en compte les conséquences me dit que
c'est mal.
Si votre théorie morale ne prend pas en
compte les conséquences, pourquoi la suivre ? On dirait une sorte de collection
arbitraire de règles que vous aimez.
Les Juifs croient que Dieu leur a ordonné
de ne pas tuer. Ils croient aussi que Dieu leur a ordonné de ne pas allumer de
feu le samedi. Les Juifs qui perdent leur foi en Dieu continuent généralement à
ne pas tuer, mais cessent de se demander s'ils allument ou non des feux le
samedi. De même, les chrétiens évangéliques croient que voler est un péché, et
que l'homosexualité est aussi un péché. S'ils se déconvertissent et deviennent
athées, la plupart d'entre eux s'opposeront toujours au vol, mais la plupart
cesseront de s'inquiéter de l'homosexualité. Pourquoi ?
Le meurtre et le vol ont tous deux de
mauvaises conséquences ; en fait, cela semble être l'essence même de la
raison pour lesquels ils sont des actes mauvais. Les feux du samedi et
l'homosexualité ne font de mal à personne d'autre, mais tuer et voler, oui.
Pourquoi les conséquences pour les autres
semblent-elles être une catégorie particulièrement pertinente ? L'argument est
en fait lui-même assez libertarien. Je peux faire ce que je veux de ma propre
vie, ce qui inclut le fait de suivre des tabous religieux ou personnels. Les
autres peuvent aussi faire ce qu'ils veulent de leur propre vie. Ce qui compte,
ce qui nous oblige à tracer une ligne dans le sable et à dire : "Non,
c'est moral et c'est immoral, peu importe ce que vous pensez", c'est que
cela a des conséquences dans le monde réel, comme faire du mal aux autres
personnes.
12.3.2.1 : On m'a toujours enseigné que
l'essence de la moralité était le principe de non-agression : personne ne
devrait jamais initier la force, sauf en cas de légitime défense.
Qu'est-ce qui ne va pas avec cette théorie ?
Au moins deux choses. Tout d'abord, une
fois qu'on le démêle du respect qu'il obtient en tant que fondement moral
traditionnel culturellement approuvé, les arguments rationnels qui le
justifient en tant que principe sont étonnamment faibles. Deuxièmement, pour
en faire quoi que ce soit de pratique, il faut une telle masse d'exceptions, de
contre-exceptions et d'étirements qu'on commence à se demander s'il s'agit d'un
travail philosophique ; cela devient un crochet pratique pour
accrocher nos préjugés préexistants plutôt qu'un principe utile pour résoudre
de nouveaux dilemmes moraux.
12.3.2.1.1 : Que voulez-vous dire en disant
que les arguments rationnels en faveur du principe de non-agression sont
faibles ?
Il existe des douzaines de versions
légèrement différentes de ces arguments, et je ne veux pas les aborder tous
ici, alors je vais me concentrer sur les plus courants.
Certaines personnes essaient de tirer le
principe de non-agression de la propriété de soi.
Mais c'est un raisonnement circulaire : la forme de "propriété
privée" dont vous avez besoin pour posséder quoi que ce soit, y compris
votre moi/corps, est un concept très compliqué et qui exige une certaine forme
de moralité pour se justifier ; vous ne pouvez pas utiliser votre idée de la
propriété privée comme justification de la moralité. Bien qu'il soit évident
que, dans un sens, vous êtes votre corps, il n'y a pas moyen d'aller d'ici à
"Et donc la relation philosophique appropriée entre vous et votre corps
est le concept de propriété exactement comme il existait dans le système
juridique britannique du 17ème siècle".
Cela va aussi à l'encontre de la fameuse
dichotomie de l'idée que ce n'est pas parce qu'une chose est vraie qu'elle doit
l'être tenue pour bonne. Ce n'est pas parce que nous remarquons une relation
factuelle entre vous et votre corps que cette relation entre vous et votre
corps est bonne ou importante ou doit être protégée par des lois. Nous
pourrions éventuellement décider qu'elle devrait l'être (et nous l'espérons !),
mais nous avons besoin d'autres valeurs pour prendre cette décision ; nous ne
pouvons pas utiliser cette décision comme base pour nos valeurs.
L'argument de l'appropriation de soi passe
alors de cette hypothèse douteuse à d'autres encore plus douteuses. Si vous
utilisez votre corps pour cueillir des fruits, ces fruits deviennent les
vôtres, même si vous ne les avez pas créés. Si vous utilisez votre corps pour
atterrir sur Tristan de Cunha et y planter un drapeau et peut-être cueillir des
noix de coco, cela fait de Tristan de Cunha et tout ce qui se trouve sur votre
propriété et celle de vos héritiers pour toujours, même si vous n'avez
certainement pas fait l'île. Et si quelqu'un d'autre atterrit sur Tristan de
Cunha le lendemain de votre arrivée, vous contrôlez de droit tous les aspects
de sa vie sur l'île et il doit faire ce que vous lui dites ou bien partir. Il y
a de bons arguments pour expliquer pourquoi certaines de ces choses ont un sens
économique, mais ce sont tous des arguments pratiques, et non des arguments
moraux posant une relation nécessaire.
Curieusement, bien qu'apparemment votre
corps vous permette de vous déclarer duc de Tristan de Cunha, il ne vous permet
pas d'utiliser votre poing pour frapper votre ennemi dans l'intestin, ou
d'utiliser vos jambes pour traverser une forêt que quelqu'un d'autre prétend
avoir, même si votre capacité à déplacer votre main rapidement dans la
direction du ventre ou vos pieds sur un chemin forestier, semble une
application beaucoup plus fondamentale de votre corps que le contrôle d'une
île.
Toutes ces règles pour réclamer des îles
et ne pas frapper les gens que vous n'aimez pas et ainsi de suite sont
potentiellement des règles légitimes, mais essayer de les dériver juste
du fait que vous avez un corps commence à sembler un peu boiteux.
12.3.2.1.2 : Que voulez-vous dire en disant
que le principe de non-agression exige tellement d'exceptions et de
contre-exceptions qu'il devient inutile, sauf pour raccrocher nos préjugés à
une autre source ?
Tout d'abord, le principe n'a que peu de
sens car il définit la "violence" d'une manière bizarre. La
définition de la "violence" du NAP inclut le fait d'entrer dans le
jardin non verrouillé de votre voisin lorsque celui-ci n'est pas à la maison et
de cueillir une de ses pommes. Cela comprend la signature d'un contrat
promettant de livrer un baril de pommes de terre, mais de ne pas livrer les
pommes de terre le moment venu. Encore
une fois, je conviens que ce sont là de mauvaises choses contre lesquelles nous
avons besoin de règles. Mais il faut beaucoup d'imagination pour les classer
sous la catégorie de "violence", ou comme dérivant du fait que vous
avez un corps. C'est un bon début pour expliquer ce que je veux dire quand
je dis que les gens prétendent qu'ils utilisent le principe très simple du
"pas d'initiation par la force" mais qu'ils suivent en fait un
principe plus compliqué et moins justifié, du genre: "pas de choses qui me
semblent mauvaises même si je ne peux expliquer pourquoi".
Deuxièmement, même la plupart des
libertariens conviennent qu'il peut être moral de recourir à la force dans
certains contextes. Par exemple, si le pays est menacé par un envahisseur
étranger ou par des criminels internes, la plupart des libéraux conviennent
qu'il est moral de prélever un petit montant d'impôt pour soutenir une armée ou
une force de police qui rétablit l'ordre. Encore une fois, c'est une très bonne
idée - mais aussi une violation flagrante du principe de non-agression. Quand
les libertariens acceptent l'initiation de la force pour prélever des impôts
pour la police, mais protestent que l'initiation de la force est toujours
mauvaise quand quelqu'un essaie de prélever des impôts pour des programmes
d'aide sociale, cela renforce mon inquiétude que le principe de non-agression
est quelque chose que les gens prétendent suivre en suivant leur propre
principe "aucune chose qui me semble mauvaise même si je ne peux expliquer
pourquoi, mais qui me semble bonne" est acceptable.
(Je reconnais que certains libertariens
prennent position contre les taxes pour les militaires et la police. J'admire
leur cohérence, même si je pense que les politiques qu'ils proposent seraient
désastreuses.)
Troisièmement, lorsque vient le temps de
pousser le principe de non-agression dans ses retranchements, il n'est tout
simplement pas assez fort pour résoudre des problèmes difficiles. Il s'ensuit
habituellement que plusieurs personnes revendiquent des droits contradictoires
et que les juges n'ont qu'à choisir ce qui leur semble intuitivement le mieux
adapté à leurs besoins.
Par exemple, une personne a le droit de
vivre où elle veut, parce qu'elle a "un droit à l'autodétermination
personnelle". À moins que cette personne ne soit un enfant, auquel cas
l'enfant doit vivre là où ses parents le disent, parce que... euh.... les
parents ont "un droit sur leur enfant" qui l'emporte sur le
"droit à l'autodétermination personnelle". Mais que faire si les
parents sont méchants et abusifs et enferment l'enfant dans un placard fétide
sans nourriture pendant deux semaines ? Alors peut-être que les autorités
peuvent enlever l'enfant parce que....euh...le "droit de l'enfant à des
conditions décentes" l'emporte sur le "droit des parents à leur
enfant" même si ce dernier l'emporte sur le "droit à
l'autodétermination personnelle" de l'enfant ? Ou peut-être qu'ils ne
peuvent pas, parce qu'il ne devrait même pas y avoir d'autorités de ce genre ?
Difficile à dire.
Un autre exemple. Je peux construire une
remise laide sur ma propriété, parce que j'ai le "droit de contrôler ma
propriété", même si la vue de la remise quitte ma propriété et irrite mon
voisin ; mon voisin n'a pas le "droit de ne pas être irrité".
Peut-être que je peux construire une machine bruyante de dix millions de
décibels sur ma propriété, mais peut-être pas, parce que le bruit quittera ma
propriété et dérangera mon voisin ; mon "droit de contrôler ma propriété"
peut ou non l'emporter sur le "droit de ne pas être dérangé" de mon
voisin, même si dérangé et agacé sont synonymes. Je ne peux certainement pas
faire exploser une ogive nucléaire sur ma propriété, parce que l'onde de choc
va quitter ma propriété et incinérer mon voisin, et mon voisin a apparemment un
"droit de ne pas être incinéré".
Si vous avez déjà vu des gens travailler
au sein de notre système moral actuel pour essayer de résoudre des problèmes
comme ceux-là, vous vous rendez rapidement compte que non seulement ils
inventent au fur et à mesure selon une série de règles ad hoc, mais qu'ils sont
tellement habitués à le faire qu'ils ne réalisent plus que ce n'est pas
souhaitable ou une façon mal ficelée de faire de l'éthique. »
-Scott Alexander, « The Non-Libertarian FAQ »,
22 février 2017 : [REPOST]
The Non-Libertarian FAQ | Slate Star Codex
Post-Scriptum :
L’un des problèmes que j’ai avec Scott Alexander est
qu’il n’explicite pas, en tout cas dans ce
texte, ce qu’il entend par de « bonnes conséquences ».
Néanmoins, j’ai déjà démontré ailleurs que, pour l’agent moral, viser les bonnes conséquences, c’est agir de telle sorte que les conséquences de son action le rendent effectivement plus heureux, ou le conduisent à une situation où il aurait plus de chances de l’être, à terme.
Scott Alexander nous rappelle pourquoi nous nous
soucions de la liberté. La liberté est un outil
pour le bien de l’agent moral –et elle est justifié en tant que valeur pour
cette raison. C’est une valeur légitime, mais parmi d’autres valeurs également
légitimes. Ce n’est pas la valeur suprême.
Mais si la liberté n’est pas le bien suprême à l’échelle individuelle, comment pourrait-il se faire qu’elle soit légitimement le but exclusif à l’échelle collective de la communauté politique ? Tous les libéraux admettront pourtant que la société est faite d’individus, et que ce sont les individus qui sont heureux ou non lorsqu’ils jouissent de vies satisfaisantes. S’il est moralement pertinent que l’individu renonce à une certaine quantité de liberté pour obtenir un plus grand bien, on ne voit pas pourquoi les arbitrages politiques du gouvernement devraient considérer autrement la valeur de la liberté individuelle.
1) Et si on affirmait que le conséquentialisme est faussé à la base car on ne peut évaluer toutes les conséquences d'une action ? Gouverner sa vie par les chiffres n'a jamais fonctionné. Peut-être garantir qu'une action est bonne en étant vertueux est meilleur, d'où une éthique de la vertu.
RépondreSupprimer2) L'Etat n'a pas à se soucier du petit bonheur privé des individus, il n'a à se soucier que du bien public (du Peuple). Cela exclut toute forme d'intervention étatique dans le privé sauf si le Peuple est impliqué. Pas la majorité forcément, mais le Peuple, la res publica romaine. Un exemple permet de bien le comprendre : la religion romaine. Quand un romain commettait un acte impi, par exemple pillait un temple consacré, le Peuple romain était responsable car le médium entre dieux et humains était la collectivité (pourquoi pas). Donc, le Peuple romain devait faire des sacrifices de cochons, élever un temple, etc. Le gars en question subissait une peine correspondant à la perte engendrée à cause de son acte au Peuple Romain (et ensuite était laissé au bon vouloir de la divinité, i.e du grand pontife et de ses disciples qui pouvaient avoir des visions, mais ce n'est pas le sujet). Voici un bon exemple de Peuple ne gouvernant pas par le chiffre.
Enterrons Bentham et le mesurables bonheur de la majorité une bonne fois pour toute !